En un peu plus de 800 pages, Yoshihiro Tatsumi raconte dans Une Vie dans les marges à la fois ses débuts comme auteur de manga et la naissance du Gekiga. Cet ouvrage testamentaire (l'auteur, né en 1935, l'a terminé à 74 ans) doit être publié en deux volumes chez Cornelius (le second est encore attendu) mais est sorti en une seule livraison au Canada, chez Drawn & Quarterly, grâce aux soins diligents d'Adrian Tomine (qui a entrepris chez cet éditeur de publier les meilleures histoires de Tatsumi ; en plus de A Drifting Life, quatre autres ouvrages sont déjà sortis).
Le récit couvre les années 1945 à 1960 (sans compter l'épilogue qui se déroule en 1995), de la fin de la guerre au boom économique, des années de lycée de Tatsumi, lorsqu'il se passionnait pour les premières œuvres de Tezuka, à un tournant de sa carrière professionnelle, lorsqu'il pressent enfin comment donner réellement naissance au Gekiga tel qu'il le souhaite.
Cela fait deux fois déjà que j'utilise le terme "Gekiga" ; mais que veux-je signifier avec ce terme ? C'est ainsi que quelques jeunes loups, Tatsumi en tête, définirent leur style, destiné aux adolescents, par opposition au "story manga", visant un public plus enfantin et dont la figure de proue était alors Osamu Tezuka. Un des éléments essentiels d'Une Vie dans les marges est le développement progressif, par Tatsumi et quelques-uns de ses collègues, d'une forme de narration plus mature, souvent inspirée de techniques cinématographiques, résolument innovante par rapport aux mangas contemporains. L'auteur relate comment, pendant des années, il s'est battu pour produire des œuvres originales et novatrices, alors que le manque de temps ou la facilité le conduisait souvent à se satisfaire des codes narratifs largement utilisés autour de lui.
C'est d'ailleurs à ce niveau que j'ai rencontré le plus de difficulté pour bien percevoir les enjeux du récit. Je connais très peu les manga de l'époque (à part quelques œuvres de jeunesse de Tezuka publiées en français) et j'ai eu du mal à évaluer ce que le Gekiga apportait de neuf par rapport à la production de ces années. En outre, dans ce livre, le style de Tatsumi est très classique (ce qui n'est pas un mal en soi, surtout lorsqu'on atteint, comme ici, un tel niveau de lisibilité) : mise en page très sage, récit linéaire au déroulement déjà lu maintes fois (lectures adolescentes, premières créations, début de vie professionnelle, premiers émois, premières amours et, en conclusion, un épisode fort qui lui permet de reprendre confiance en son art et de débloquer son processus créatif). Il est donc difficile, pour un lecteur comme moi ne parlant pas le japonais, de replacer clairement ce récit dans les enjeux artistiques de l'époque.
Ceci n'empêche cependant nullement de profiter de la lecture de cette riche autobiographie. Le style très fluide de Tatsumi rend particulièrement aisée la lecture de ces 800 pages. Les nombreuses allusions historiques contribuent à faire vivre ces temps si riches pour le Japon. Enfin la description du milieu créatif dans lequel évolue Tatsumi permet de donner un aperçu de l'histoire du manga dans les années 1950.
Après ces remarques un peu décousues, je voudrais conclure avec les deux points suivants :
Yoshihiro Tatsumi nous livre, avec Une Vie dans les marges, une excellente autobiographie, très instructive sur la vie au Japon à l'Après-Guerre et sur le monde du manga dans les années 1950.
Les bacs des libraires ont beau être remplis de centaines de manga pour adolescent(e)s datant des années 1990 et 2000, il reste aux lecteurs francophones à découvrir de très nombreux mangas d'une grande qualité, des années 1940 à nos jours...