Principales œuvres publiées pendant cette période :
- Blueberry (tomes 27 et 28) : fin du cycle de Tombstone (OK Corrall et Dust) ;
- XIII : La Version Irlandaise ;
- Le Chasseur déprime ;
- Inside Moebius (tomes 1 à 6) ;
- Arzak : L’Arpenteur.
Pendant ses dernières années, Jean Giraud revisite ses œuvres majeures, encore davantage que dans la période précédente. Il ne crée plus de nouveaux univers, mais approfondit ceux qu’il a créés pendant les décennies précédents. L’heure n’est cependant plus à la conquête et les personnes traversent des moments de doute, voire de découragement : Blueberry continue ses aventures, entre alitement et doute dans la fin du cycle de Tombstone ; le Major Grubert revient, dans Le Chasseur déprime, un peu perdu dans l’univers qu’il a créé mais qu’il maîtrise, voire comprend, de moins en moins ; Arzak dans L'Arpenteur ; le cycle d’Edena se conclut avec Sra, dans lequel Stel se demande s’il n’a pas tout rêvé depuis le début.
Un seul personnage est vraiment nouveau pour Giraud dans cette période. Mais il s’agit d’un héros créé par d’autres ayant déjà connu presque 20 albums, vendus par centaines de milliers depuis plusieurs années. Il s’agit de XIII, best-seller de Jean Van Hamme et William Vance, que Giraud anime pendant un album, le 18ème de la série, La Version Irlandaise. Giraud a-t-il mieux dessiné dans cet album que dans ses derniers Blueberry ? Ou bien son dessin a-t-il bénéficié du fait de ne plus être comparé à celui de son âge d'or mais à celui de William Vance ? Celui-ci, dont le dessin était déjà naturellement très figé, complètement inadapté aux scènes d'action, avait en outre abandonné depuis des années toutes les tentatives de mise en page un peu originales qui faisaient son charme quelques décennies auparavant. Le XIII de Giraud, plein de vie et de mouvement, dénote donc très agréablement par rapport aux autres albums de la série. Il permet également de découvrir avec curiosité et plaisir un album de Giraud dans un contexte contemporain, loin du western à la Blueberry. Jusqu’à maintenant, Giraud n’avait publié que quelques pages contemporaines ; et ses seuls albums complets placés à notre époque avaient été signés par Moebius (le cycle de la Folle du Sacré-Cœur) et avaient donc été dessinées dans un style beaucoup plus relâché que celui de la La Version Irlandaise.
La principale nouveauté, et l’une des meilleures surprises, de la période n’en est pas vraiment une puisqu’il s’agit en fait d’une œuvre de synthèse, qui se replonge dans l’ensemble du corpus de Giraud-Moebius : Inside Moebius. Moebius nous livre un carnet improvisé dans lequel l'auteur se retrouve face à ses principaux personnages (Blueberry et Geronimo, Arzak, le Major et Malvina du cycle du Garage, Stel et Atan du cycle d’Edena ; on peut noter l’absence des héros créés avec Jodorowski). Giraud met tout ce beau monde face à son propre "moi", mais son moi de différentes époques de sa vie (celui de son enfance, celui des années 1970…), et à ses blocages créatifs. Les principaux déclics ayant poussé Giraud à la création de cette série sont les difficultés créatrices rencontrées pour continuer Blueberry, l’effroi ressenti après l’attentat contre le World Trade Center en 2001 et la multiplication des bandes dessinées autobiographiques des auteurs de la « nouvelle bande dessinée » : Giraud s'était déjà mis en scène ainsi, notamment à l'occasion d'un entretien avec Numa Sadoul dans les Cahiers de la bande dessinée en 1974 ; voir toute une génération de jeunes auteurs, Trondheim et Sfar en tête, publier des carnets improvisés a contribué à lui donner l'envie de publier à son tour quelque chose qu'il avait déjà réalisé des années auparavant mais sans avoir pensé jusqu'à maintenant à une publication sérieuse. Tout au long des six tomes, l’auteur met donc en scène ses questions existentielles et ses angoisses créatives. L’objectif affiché est d’amener un sourire sur les lèvres du lecteur, d’après les dires du personnage représentant l’auteur. Et c’est très réussi. Alors que les scénarios de Moebius peinent le plus souvent à captiver l’attention (c’est généralement bien davantage son dessin qui donne envie de tourner la page), dans Inside Moebius, le mélange réussi entre introspection et dérision rend la lecture des six volumes très intéressante. Si le dessin est très relâché dans les premiers chapitres, improvisation oblige, l’auteur ne peut s’empêcher de le travailler progressivement davantage, nous offrants ainsi quelques très belles pages.
Dans de nombreuses pages d’ Inside Moebius, principalement les dernières du sixième volume, ainsi que dans bien d’autres dessins, extraits du Chasseur déprime, de carnets ou d’illustrations isolées, Moebius poursuit les délires graphiques des 40 jours dans le désert B et nous offre des dessins aux compositions foisonnantes peuplés de créatures étranges et d’intrigantes métamorphoses.
Du point de vue graphique, une nouveauté de la période provient de la méthode de colorisation informatique développée alors. De plus en plus adepte de la palette graphique, Moebius utilise l’informatique pour mettre en œuvre un nouveau style de couleurs ; celles-ci envahissent toute la page, y compris l’espace intericonique et les phylactères, et ne laissent des espaces en blanc sur tout l’espace de la page que lorsque cela relève d’une nécessité du récit. Les couleurs choisies sont très franches, donnant un charme nouveau à un album comme L’Arpenteur (on peut d’ailleurs noter qu’une des grandes nouveautés des premiers récits d’Arzach provenait aussi d’innovations liées à la couleur, à savoir l’utilisation de la couleur directe).
Malheureusement, à l’issue de cette décennie pendant laquelle il a encore fait preuve d’une capacité d’invention toujours renouvelée, Jean Giraud – Moebius meurt en 2012. Il laisse inachevé plusieurs albums : le deuxième volume de L’Homme du Ciguri (dont les premières planches ont été publiées aux États-Unis), la suite de l’Arzak (dont certaines des premières pages ont été montrées lors d’une exposition) et la continuation du cycle d’Edena. Il laisse surtout derrière lui une œuvre d’une richesse et d’une imagination inouïes, remplie d’images capables de marquer durablement bien des lecteurs.