Le début de l'entretien est disponible ici : première partie et deuxième partie.
Puis l’entretien prend un autre tour. Baudoin souhaite me parler de son prochain projet.
Edmond Baudoin : Dans quelques jours, je pars au Mexique. J’avais demandé une subvention, qui m’a été accordée par Culture France, pour partir au Mexique. Je pars dans cette ville où l’on meurt tellement, Ciudad Juàrez. Je vais y passer deux mois, peut-être deux mois et demi. Dans le contrat que j’ai signé avec culture France, c’est deux mois. Je vais enseigner là-bas aussi, c’est dans le contrat.
Pourquoi aller là-bas ?
Eh bien…C’est la question des frontières qui m’intéresse. Les frontières, ce pourrait être Gibraltar ou la Palestine, il y a des frontières partout ; elles montent partout les frontières. Moi, je suis méditerranéen et l’Europe du Nord veut monter des frontières autour de la Méditerranée, grosso modo. Donc je suis concerné par ces murs que les êtres veulent monter, mais qui sont aberrants.
Mais Ciudad Juàrez, le livre de Bolaño, 2666, avait déjà abordé la question.
D’ailleurs, c’est peut-être à cause de ce livre de Roberto Bolaño que je veux aller à Ciudad Juàrez.
Roberto Bolaño était un Chilien, il est mort il y a quelques années, en Espagne.
Qu’est ce qui se passait à Ciudad Juàrez, avant que cela soit la guerre, comme maintenant ? Il y avait des maquiladoras. Juste en face de Ciudad Juàrez, il y a El Paso, la ville américaine, de l’autre côté du Rio Grande. Bien sûr, il y a beaucoup d’usines américaines, et d’autres pays, car c’est possible de faire travailler à pas cher. Il y a des femmes, là, qui viennent de toute l’Amérique latine en fait ; il y a toute l’Amérique latine qui vient là, en face de l’Amérique du nord. Il y a les pauvres, enfin les pauvres, entre guillemets… tout le rêve d’Amérique du Sud sur l’Amérique du Nord. Et des femmes qui arrivent du Honduras, d’ailleurs, du Mexique beaucoup. Ces femmes qui travaillent comme des esclaves quelquefois ; enfin, pas exactement : elles gagnent quelque chose, un salaire, ce ne sont donc pas des esclaves. Leurs mères, leurs grand-mères n’auraient pas fait ça, dans leurs frontières. Ces femmes, avant de partir de chez elles, ont vu qu’on peut vivre autrement que de se faire engrosser par le père ou le frère, dans le village, ou l’oncle ou le voisin, à 14 ans. Et elles ne veulent pas de ça. Quelque fois elles veulent des enfants ; elles ne savent pas lire ou écrire, et pourtant elles vivent la frontière de la libération de la femme. Elles se confrontent aux hommes, au machisme des hommes. Pour eux, une femme seule au Mexique, c’est une putain et donc on peut la violer, et après il faut la tuer, parce qu’elle parle quand même la putain. Et la police n’enquête pas, parce qu’enquêter sur une putain, ce n’est pas la peine. Donc là, aussi, frontière du machisme.
Bien. Moi je voulais enquêter sur cette frontière-là.
Et puis il y en a qui veulent passer aux États-Unis, frontière humaine, politique, vers les États-Unis.
J’ai eu une bourse pour aller dessiner là-bas, dans la rue ; lorsque des gens viendront voir, le leur demanderai : « je vous fais le portrait mais vous me dites quel est vote rêve ? Mais votre rêve avec la vie, pas avec la mort. » Ce n’est pas enquêter sur la mort, mais sur la vie.
C’est aussi sur cette frontière qui est au fond l’image même de notre économie, qu’on appelle libéralisme. En tout vas les narcotrafiquants, c’est l’image du libéralisme qui n’accepte pas la crise, qui se tue pour le marché.
Il y a la frontière des armes, la frontière de la drogue ; depuis peu il a la frontière des êtres humains. Récemment, il y a eu 72 morts, éliminés dans un ranch, des émigrants. Les narcotrafiquants n’arrivent plus à gagner assez d’argent avec la drogue, ils trafiquent les hommes, ils trafiquent la chair humaine. Ils passent aussi du bétail maintenant, ils ne savent plus comment faire pour avoir leur 4x4, leur ranch, pour avoir leur piscine. Cela devient difficile, c’est la crise.
Et maintenant c’est la guerre.
Donc je vais dans un pays où les femmes dont je parlais continuent à mourir. Mais dans une guerre, qu’est-ce que ça peut faire que des femmes meurent ? Il y a tellement de gens qui meurent dans une guerre…
Voilà, c’est un livre sur la frontière.
J’ai parlé de ce projet à un autre dessinateur, j’ai vu ses yeux briller. Je lui ai dit, « si tu veux, je t’emmène. J’ai assez d’argent pour payer une maison pour nous deux, une voiture pour toi et moi ». Mais après j’ai dit, non, pas une voiture, on va prendre le bus. En effet, on m’a dit « à Ciudad Juàrez, on vous volera la voiture, et peut-être que pour vous voler la voiture, on vous tuera ». Je n’irai pas jusqu’à prendre ce type de risques, donc j’abandonne quelques idées ; on ira en bus. Ce dessinateur s’appelle Troub’s, il est plus jeune, comme ça il y aura deux regards, et l’un pourra se dessiner l’autre, un livre fait à deux. C’est plutôt un garçon qui fait des carnets de voyage d’habitude. Il y aura deux dessinateurs qui se promènent là-bas.
[Interruption : Baudoin reçoit un coup de téléphone d’une amie hispanophone, ils travaillent ensemble pour rédiger des lettres d’introduction destinées à des professeurs d’université de Ciudad Juàrez.]
Je veux donner des cours là-bas, je veux surtout avoir des contacts avec des étudiants. C’est important, surtout au début d’avoir des contacts. Les amies que j’ai là-bas (parce que je suis allé au Mexique, j’ai fait Amatlan là-bas), mes amies, elles toutes peur pour moi : « Tu vas mourir, surtout tu vas te faire enlever ; deux Français, cela se voit comme le nez au milieu de la figure. Vous êtes français donc c’est du fric, deux Français c’est beaucoup d’argent. Il faut que vous soyez accompagnés chaque fois que vous sortez, parce que dans la rue, même si vous parlez un peu espagnol, vous n’allez pas voir les signes avant coureurs qui font que ça peut tirer dans tous les coins, ou qu’une voiture s’arrête à côté de vous pour vous embarquer. » Il faut quelqu’un qui habite là-bas, qui connaît tous les codes.
Sébastien Soleille : Et vous connaissez quelqu’un là-bas, vous allez vous faire introduire par quelqu’un ?
E. Baudoin : Non et c’est notamment pour ça l’université : si on peut amener les étudiants avec nous dans la rue, ce serait fabuleux, et aussi pour les étudiants. Mais je rêve, la police nous en empêchera. D’après ce qu’on m’a dit, on ne pourra rien faire.
Mais si on peut rien, on fera un livre où l’on dit qu’on ne peut rien faire. Cela n’empêche pas le livre.
Je n’ai aucune idée, en fait. Je sais que j’essaierai de voir des étudiants, je sais qu’on essaiera de vivre là-bas. Mais il y a comme un couvre-feu : à 8 heures du soir, il faut que tout le monde soit dans les maisons. C’est vraiment un état de guerre.
S. Soleille : C’est avec Amatlan que vous eu l’idée de ce projet ?
E. Baudoin : Oui, parce que je voyais les petites filles dans les villages, grosses, je voyais cette misère des femmes. Je suis touché par le sort des femmes, toujours. Et en plus de cela, là ou j’étais, à Amatlan, c’étaient toutes des jeunes femmes qui étaient là, une communauté de jeunes femmes françaises. Il y avait notamment une femme qui écrit beaucoup, Anne Vigna, qui est entre autres une correspondante du Monde Diplomatique… Il y a des bons articles dans le Monde Diplomatique… Donc on parlait, on parlait des jeunes femmes ; les femmes sont concernées par les problèmes des femmes, c’est normal. Il y avait beaucoup de discussions sur les femmes qui mouraient.
S. Soleille : D’après ce que je comprends, cela va encore être un de vos livres sous forme de dialogue. Ce n’est pas très courant en général, mais pour vous, ce n’est pas la première fois…
E. Baudoin : Oui. Et ce sera, comment appelle-t-on cela ? un carnet de voyages. Cela existe de plus en plus. Mes carnets de voyages comme Amatlan, comme Araucaria sont publiés à L’Association. L’Association fait ça depuis longtemps, L’Association en Égypte, L’Association au Mexique…
Donc un autre carnet de voyage, là avec Troub’s. Ce sera d’ailleurs à L’Association. Un autre carnet de voyage, un autre carnet de dialogue, de portrait de gens, de portraits de rues, de portraits de ce qu’on pourra, de ce qu’on nous permettra de faire. Sans cela, on passera à El Paso, et d’El Paso on dessinera Ciudad Juàrez à travers les grilles. De toute façon on passera à El Paso, c’est évident. Il y a la frontière là, on ne va pas ne pas passer à El Paso. Et là-bas on sera protégé, on pourra dessiner comme on veut. Parce qu’alors là, la police est omniprésente, c’est propre et tout. Même le maire de Ciudad Juàrez habite à El Paso. C’est fou, hein ? Mais aujourd’hui on tue les hommes politiques au Mexique. Il ne peut pas faire autrement.
C’est complètement fou mais on est dans un monde complètement fou. Il faudra bien que cela s’arrête, notamment du point de vue écologique. Il y quelque chose qui monte là, qui monte, qui monte ; qu’est-ce que c’est que ces frontières ?
Allez, je vous montre les premières pages. [Baudoin va chercher un carnet et l’ouvre devant moi.] Je fais un prologue. Troub’s fait pareil, un prologue. Je ne sais pas comment cela sera monté après. [Baudoin commence à lire les premières pages :] « Je me souviens, je marchais sur une plage à Tanger… » [Il me lit ainsi toutes les pages déjà mises au net dans son carnet, une douzaine probablement.]
Voilà, c’est le prologue. Et Troub’s aussi, il se trouve qu’il était à Tangers. Alors c’est bien que cela commence chez nous pour partir là-bas.
Voilà, vous savez tout.
S. Soleille : Maintenant, vous êtes un dessinateur globe trotter.
E. Baudoin : Souvent, c’est vrai.
Et là il y a une raison, un peu personnelle, aussi : J’ai un peu peur de me répéter. J’ai fait le tour, quand même, avec Éloge de la poussière, avec des tas de livres, avec Le Chant des baleines. J’ai dit ce que je voulais dire, même si je ne l’ai pas dit bien, on ne revient pas après sur les livres, même si j’aurais pu aller plus loin, dans L’Arleri ou quelque chose comme ça, mais bon… Donc il ne me reste plus que les voyages. C’est-à-dire raconter ce que je vois, avec ce que je suis, avec mon regard mais sur quelque chose d’extérieur à moi.
La répétition… On n’a qu’une note, on ne peut pas être tout à la fois, donc… On aimerait être autre chose, j’aimerais bien être Margerin parfois, mais je ne suis qu’Edmond Baudoin, et lui n’est que Margerin [rires]. C’est comme ça que les hommes vivent, c’est parce qu’on est beaucoup qu’il peut y avoir toutes ces notes qui, ensemble…
Les lecteurs font leur choix. Et même pas, ils ne font même pas leur choix : à tel moment de la vie, on prend cela, à tel moment de l’année, on prend un polar ou un livre de philosophe ou un livre sur comment marche la robinetterie, je n’en sais rien, on a besoin de l’ensemble.
S. Soleille : Dans vos derniers albums, vous parvenez pourtant à vous renouveler. Peau d’âne, par exemple, vous ne l’aviez jamais fait.
E. Baudoin : Non, c’est vrai. Aller vers les enfants, aller vers le conte. Oui, ça, ça me plaît.
S. Soleille : Travesti, c’était nouveau aussi.
E. Baudoin : Oui, aller vers un écrivain, vers quelqu’un d’autre, je le fais aussi. Avec actuellement un écrivain qui s’appelle Bénédicte Heim. Mais on en parlera peut-être un peu plus tard [note ajoutée quelques mois après : cela a donné naissance au superbe et dérangeant Tu ne mourras pas]…
L'entretien s'achève ici. Pendant le déjeuner qui suit, nous discutons à bâtons rompus de choses et d'autres : de tout le bien que nous pensons de Fabrice Neaud, de divers voyages, d'éco-tourisme, etc. Puis Baudoin doit partir. Ces jours-ci, il a un emploi du temps très chargé : il part dans quelques jours au Mexique. Avant cela, il va passer quatre jours à Saint-Pétersbourg... Rendez-vous dans quelques mois pour la lecture des carnets de Ciudad Juàrez [note ajoutée quelques mois après : la chronique du livre est disponible ici].
Entretien réalisé le vendredi 10 septembre 2010.