mardi 26 décembre 2017

Barbarella, tome 3 : Le Semble Lune, de Jean-Claude Forest, et ses différentes versions (1975-1977)

J'ai déjà parlé du Semble-Lune, le troisième album de Barbarella sur ce blog. À l'époque, c'était pour souligner les similarités entre le récit des aventures de l'aventurière spatiale et l'intrigue principale du film Inception, de Christopher Nolan. Je n'avais pas cherché à analyser l'album plus en détail ; pourtant il le mérite amplement. Jean-Claude Forest y construit en effet une intrigue riche et complexe, mêlant mondes parallèles, concurrences commerciales et artistiques, relations amoureuses, etc. Contrairement aux précédentes aventures de Barbarella, l'auteur nous livre cette fois-ci une histoire unique et cohérente, alors que le premier tome était un recueil de récits courts et que l'intrigue du deuxième partait encore dans de nombreuses directions.

Le trait de Forest a mûri. Depuis la publication des Colères du Mange-Minutes, le deuxième tome, huit ans plus tôt, Forest s'est consacré à d'autres bandes dessinée, Mystérieuse matin, midi et soir et Hypocrite. Il a acquis dans ces récits, et particulièrement avec Hypocrite, une grande liberté dans son trait. Dans le Semble Lune, il mêle cette vivacité dans le trait au réalisme propre aux aventures de Barbarella, qui est plus marqué que dans celles d' Hypocrite, délibérément plus fantaisistes. En bref, Jean-Claude Forest parvient à nous livrer une troisième aventure de Barbarella largement au niveau des deux précédentes, tout en s'en démarquant notablement, aussi bien dans le récit que dans le dessin.

Il y a quelques années, je m'étais intéressé aux différentes versions du premier tome de Barbarella, puis du second. Je m'étais alors arrêté car les deux tomes suivants n'avaient pas connu de la même façon de nombreuses versions publiées. (Même si le troisième tome, Le Semble-Lune, dont je souhaite parler aujourd’hui, fut réédité dans la collection 16/22 des éditions Dargaud).

J'ai appris depuis (grâce à Hillen6661, qui en parle notamment ici) que, même s'il n'existait qu'une version publiée, Jean-Claude Forest avait dessiné pas moins de trois versions, au moins partielles, de cet aventure avant la publication de l'album... Je me suis donc replongé dans le toujours précieux Art de Jean-Claude Forest pour en savoir plus. Après l'expérience du magazine Chouchou, trop tôt disparu, dans lequel il avait notamment publié Bébé Cyanure en 1964-1965, Jean-Claude Forest avait participé à la tentative de lancement d'un autre magazine, Bazar, en 1975, qu'il aurait dirigé (avec un financement des éditions Vaillant). Seul a vu le jour un n°0, jamais mis en vente. Forest avait dessiné pour ce magazine 10 pages grand format en couleurs (voir la première planche ci-dessous).

Après l'échec de Bazar, Jean-Claude Forest proposa son récit au quotidien France-Soir, dans lequel il avait notamment publié Hypocrite et le monstre du Loch Ness en 1971. Il dessina alors tout son récit sous forme de strips en noir et blanc (il redessina les 10 planches préparées pour Bazar et les fit précéder d'un prologue, chanté par un baladin de l'espace). Ci-dessous, voici les strips 3, 8 et 16.

Malheureusement France-Soir changea d'avis et le troisième Barbarella n'y fut finalement pas publié. Forest reprit ses strips, les retoucha et les fit mettre en couleurs. Les strips étant plus hauts dans la version finale, cela permit à Forest d'aérer un peu plus ses dessins, certains phylactères empiétant parfois sur le dessin des personnages dans la version de France-Soir. Mais la mise en couleurs d'un récit pensé pour le noir et blanc ne fut pas toujours très heureuse. L'album finalisé fut publié en 1977 aux éditions Pierre Horay. Ci-dessous, la deuxième planche de l'album, qui correspond peu ou prou à la première planche prévue pour Bazar présentée plus haut (et reprenant notamment le strip 3 dessiné pour France-Soir, plus haut également).

Ce n'était pas tout à fait fini, puisqu'en 1979 et 1980 Dargaud réédita cette aventure en deux parties dans la collection 16/22 au format intermédiaire : Le Semble Lune et Les Compagnons du Grand Art. Les modifications sont alors mineures, mais pas toujours heureuses : légers recadrages, déplacement de phylactères, quelques traits de pinceaux dans les décors...

mercredi 20 décembre 2017

Monograph, de Chris Ware (2017)

Les livres de Chris Ware sont relativement rares mais s'éloignent généralement des standards habituels de l'édition. Son livre le plus récent, Monograph, ne fait pas exception. Comme pour Building Stories en 2012, je vais commencer par dire quelques mots de ce livre en tant qu'objet. Préparez-vous à avoir du mal à le caser dans votre bibliothèque : avec ses 46,5 cm de haut, 33,5 cm de large et 3 cm d'épaisseur, il ne passera pas inaperçu ; il est même plus grand que le coffret de Building Stories, déjà fort impressionnant. Ce n'est pas tout, puisqu'à l'intérieur, sur certaines des pages sont collés de petits fascicules, créant ainsi des livres dans le livre... Comme pour chacun de ses ouvrages, Chris Ware a tout pensé, tout contrôlé, pas un centimètre carré de l'objet n'a pas été conçu par lui, de la couverture aux moindres pages intercalaires. Et, comme d'habitude, c'est beau, impressionnant et original.

Fort bien, mais qu'est-ce que cela "raconte" ? Que contient donc cet "objet" ? Il s'agit d'une autobiographie illustrée de Chris Ware. De façon chronologique, il nous relate sa vie et son œuvre, tout en livrant au passage sa vision de l'art de la bande dessinée.

Chaque double page est richement illustrée et contient des commentaires de l'auteur replaçant les œuvres présentées dans le contexte de sa vie et de ses publications, les analysant et expliquant les motivations qui l'ont conduit à les dessiner.

Pour bien saisir la richesse de l'iconographie de Monograph, il faut avoir en tête que chaque planche de Chris Ware a généralement trois vies : elle est d'abord publiée dans le feuilleton que l'auteur a publié à un rythme hebdomadaire pendant des années (de 1992 à 2009 pour son strip The ACME Novelty Library, dans NewCity puis The Chicago Reader). Les planches sont ensuite compilées dans les recueils des The ACME Novelty Library (20 volumes publiés de 1993 à maintenant, sans compter un volume 18 1/2 qui reprend ses travaux pour le New Yorker). Enfin elles sont de nouveau rassemblées pour former les œuvres finales, des romans graphiques fleuves ambitieux (Jimmy Corrigan en 2000 et Building Stories en 2012) ou des recueils de récits courts (Quimby the mouse en 2003 et The ACME Novelty Library Report to Shareholders en 2005). À chaque fois, les récits sont retravaillés et chaque livre donne lieu à de nouvelles couvertures, de nouvelles illustrations, etc. En parallèle de cela, Chris Ware fournit des couvertures et des planches à certaines publications prestigieuses comme le New Yorker. À toute cette œuvre "publique" s'ajoutent les carnets de croquis et les carnets de bande dessinée improvisée. Enfin, Chris Ware aime beaucoup créer autour de son œuvre dessinée de nombreux objets, maisons de poupées ou figurines qui reprennent certains personnages ou lieux de ses récits dessinés. La richesse de cette œuvre protéiforme lui permet de disposer de très nombreux dessins et photographies pour la plupart inédits. Même un lecteur assidu de son œuvre aura donc le plaisir de découvrir pour la première fois des travaux qu'il ignorait jusqu'alors.

Cet ouvrage très riche permet ainsi d'approfondir encore la connaissance de l'œuvre foisonnante de Chris Ware et de mieux comprendre le cheminement intellectuel et artistique de l'auteur. Celui-ci est convaincu de la richesse de la bande dessinée en tant qu'art pour décrire le fonctionnement de l'esprit et de la mémoire humaine. Cet ouvrage magnifique nous en donne de très nombreux exemples, que ce soit dans les textes de l'auteur, ses planches publiées ou ses œuvres inédites.

mercredi 13 septembre 2017

L'Epinard de Yukiko, de Frédéric Boilet (2001, réédition 2017)

L'Epinard de Yukiko fait partout des nombreux chefs-d’œuvre que la disparition des éditions Ego comme x risquait de rendre indisponibles en librairies à court terme. C'est le premier à être heureusement réédité par un autre éditeur, en l’occurrence Les Impressions Nouvelles. Espérons que les nombreux autres livres magnifiques jadis édités par Ego comme x (du Journal de Fabrice Neaud à Histoire d'un couple, de Yeon-Sik Hong, en passant par des ouvrages de Xavier Mussat, Jean Teulé, Lucas Méthé et bien d'autres) seront également repris par d'autres maisons d’édition...

Concentrons-nous aujourd'hui sur L'Epinard de Yukiko qui est donc fraîchement réédité. Son auteur, Frédéric Boilet, est relativement peu prolifique (une petite douzaine d'albums en 34 ans...). Après trois albums "classiques", il opéra un virage radical dès 1987 et fut l'un des premiers auteurs à se consacrer à la "bande dessinée du quotidien", avec notamment Baudoin (Passe le temps est publié en 1982) ou, un cran en-dessous en terme de talent, Tito (dont le premier volume de Tendre Banlieue était publié en 1983). Ses récits n'étaient pas purement autobiographiques mais relevaient de plus en plus de l'autofiction. Et son dessin s'appuyait très fortement sur des photographies. Il devait donc surmonter les deux défis habituels de ce type de livres : comment rendre intéressants des récits soumis à la banalité d'un quotidien parfaitement "normal" ? et quel type d'encrage employer pour personnaliser un dessin s'appuyant sur la copie relativement fidèle de photographies ?

Pendant plusieurs années, Frédéric Boilet fut aidé par Benoît Peeters pour structurer le scénario de ses albums (36 15 code Alexia, Love Hotel, Tokyo est mon jardin, Demi-Tour) même si les péripéties rencontrées par un personnage auquel il donnait son visage s'appuyaient fortement sur des événements qui lui étaient arrivés (notamment sa découverte du Japon).

Dans L'Epinard de Yukiko, Frédéric Boilet est à la fois scénariste et dessinateur et il atteint un équilibre subtil et très réussi tant d'un point de vue graphique qu'au niveau du récit. L'histoire est simple : le personnage principal, qui a les traits de l'auteur, vit au Japon et y tombe amoureux d'une jeune Japonaise ; il décide de dessiner une bande dessinée sur leur histoire d'amour. Mais, en cours de réalisation de l'album, la Japonaise en question le quitte, laissant le personnage/auteur sans modèle. Il va donc devoir continuer le dessin de l'album avec une autre modèle. Cette intrigue simple permet de créer une habile mise en abyme puisque le changement de modèle est effectivement visible en cours d'histoire : un œil attentif s'apercevra ainsi que la Yukiko de la bande dessinée change de traits d'une page à l'autre...

Quant au dessin de Frédéric Boilet, il n'a probablement jamais été aussi réussi que dans cet album. Il abandonne en effet l'encrage épais, parfois un peu lourd de ses albums précédents (au moins jusqu'à Tokyo est mon jardin), pour adopter un encrage très léger, similaire à des traits de crayon, rehaussé de superbes nuances de gris. Le dessin gagne ainsi une grande légèreté, parfaitement adaptée à la description de moments furtifs, d'impressions fugaces et de dialogues primesautiers...

mardi 8 août 2017

Lecture pour l'été : une excellente sélection de récits rares de classiques de la bande dessinée américaine

The Bristol Board se présente comme une "galerie virtuelle, célébrant la grandeur, passée et présente, du médium bande dessinée"... Tout un programme ! Ce site offre en effet très souvent de courts récits complets en ligne, parfois extraits des œuvres d'auteurs prestigieux.

Il a récemment rassemblé en une page une liste de liens vers une quantité impressionnante de récits, souvent difficiles à dénicher, des plus grands auteurs américains (avec quelques francophones publiés dans Heavy Metal, Moebius en tête).

Chris Ware, les frères Hernandez, Will Eisner, Alex Toth (très bien représenté), Robert Crumb, Harvey Kurtzman et bien d'autres... La liste est un vrai who's who du top de la bande dessinée américaine et les pages sont disponibles avec une très bonne définition.

De très bonnes idées de lecture pour l'été !

mercredi 19 avril 2017

De l'utilisation des réseaux sociaux pour partager ses travaux en coursavec ses lecteurs, l'exemple de Jean-Marc Rochette

Je ne vais pas disserter aujourd'hui in extenso sur les avantages et inconvénients des réseaux sociaux. Je souhaite juste mettre en avant un avantage de Facebook que j'apprécie particulièrement. Un certain nombre d'auteurs de bande dessinée s'en servent en effet pour partager l'avancée de leurs travaux avec les amateurs de leur œuvre : ils mettent en ligne des illustrations ou dédicaces, tiennent au courant de l'avancement de leurs albums, informent des dates de publication ou de la tenue d'événements publics, etc.

Dans les auteurs que j'apprécie, l'un d'entre eux s'est emparé tout particulièrement des potentialités de cet outil. Ainsi Jean-Marc Rochette, auteur notamment du Transperceneige, a régulièrement mis au courant tous ses contacts Facebook de l'avancement de son prochain album, Ailefroide. Ce livre s'y prêtait particulièrement : dans la mesure où il s'agit d'un récit autobiographique, ses principales péripéties sont partiellement connues, le risque de dévoiler au potentiel futur lecteur de l'œuvre achevée des éléments clés du déroulement de celle-ci est relativement peu important.

Nous avons donc pu suivre avec Jean-Marc Rochette l'ensemble du processus créatif de son album : écriture du synopsis détaillé avec le scénariste, Olivier Bocquet, études de personnages, crayonné des 280 planches, puis encrage de celles-ci. Bien sûr il ne les montrait pas toutes. Mais il en diffusait un échantillon suffisamment important pour distiller une bonne idée de l'œuvre finale, tout en donnant envie de découvrir ce qu'il n'en a pas encore montré. Ces interventions ne se limitent pas à nous offrir des "échantillons" en guise de "teasing" avant la publication de l'album. Il commente les différentes étapes ; il nous fait part de ses difficultés, ou au contraire des planches qui lui viennent plus facilement ; il explique certains de ses choix narratifs et esthétiques. En outre il n'hésite pas à discuter avec les personnes qui commentent ses publications, justifiant un choix, répondant à une question, apportant un éclairage complémentaire.

Bien sûr, il n'est pas le seul à agir ainsi. Fabrice Neaud, par exemple, partage de temps en temps quelques dessins issus de son futur album, Cendres (sur un scénario de Christophe Bec). Le fait qu'il s'agisse d'une fiction, avec la nécessité d'en préserver le suspense, limite cependant les possibilités d'en dévoiler trop d'éléments.

Jean-Christophe Menu nous fait également parfois partager des extraits des récits qu'il publie dans différents supports. Edmond Baudoin a longtemps partagé de très nombreuses illustrations, davantage sous l'impulsion de son humeur du moment que pour faire partager son avancée sur ses albums. En tout cas, merci à eux tous de nous faire partager un peu de leur intimité créatrice !

mardi 31 janvier 2017

Cosey, Grand Prix de la ville d'Angoulême 2017

Le festival d'Angoulême vient de s'achever. Contrairement à l'année dernier, il n'y eut pas de couac majeur à signaler... Les expositions ont été généralement appréciées (avec une mention spéciale pour celle dédiée au managaka Kamimura, encore peu connu du grand public, mais dont les dessins très inspirés de l'art pictural traditionnel japonais sont sensuels et très esthétiques). Des manifestations ont permis de mieux mettre en avant les conditions socio-économiques des auteurs.

Le jury n'a pas choisi la facilité puisque le palmarès a récompensé des albums relativement exigeants, notamment Paysage après la bataille, d'Éric Lambé et Philippe de Pierpont (fauve d'or, prix du meilleur album).

Le Grand Prix de la ville d'Angoulême a été attribué au Suisse Cosey, devant Manu Larcenet et Chris Ware, les deux autres finalistes. Certes, j'aurais préféré que le prix récompense Chris Ware, auteur résolument exceptionnel, mais il est encore relativement jeune et a encore le temps pour être couronné. Et Cosey mérite à mes yeux pleinement son Grand Prix.

Un lecteur qui le découvrirait aujourd'hui pourrait ressentir une certaine déception, percevant mal son originalité. Avec quelques-uns de ses contemporains, Cosey a effet ouvert beaucoup de voies aujourd'hui largement fréquemment. Il faut se remettre en tête le contexte de réalisation de ses grands albums : les premiers Jonathan à partir de 1975), À la recherche de Peter Pan (1983), Le Voyage en Italie (1988), Saigon Hanoï (1992). Quand Jonathan fit sa première apparition dans les pages du journal Tintin, en 1975, et même si cela commençait à évoluer, la plupart des bandes dessinées, notamment dans les pages de l'hebdomadaire pour les jeunes de 7 à 77 ans, étaient soient des séries d'humour, soit des séries d'aventure au sens large (western, policier, action, etc.), riches en rebondissements et en coups de poing (ou de feu).

Cosey, avec d'autres, a montré qu'un récit pouvait être riche sans être trépidant, que les plus grandes aventures pouvaient être intérieures. Jonathan parcourait les montagnes himalayennes sans chercher de dangereux bandits ni même de yéti. Dans ses récits, Cosey prend son temps, laisse la place au blanc et au silence. L'implicite et les non-dits ont une importance rarement rencontrés auparavant. Cosey avait également la particularité de conseiller des musiques à écouter en lisant ses albums, ce qui ouvrait la bande dessinée à de nouveaux horizons. Par bien des aspects, Cosey a donc fait souffler un vent frais sur une bande dessinée franco-belge alors assez confinée dans un confortable entre-soi. À la même époque, d'autres auteurs innovants ouvraient d'autres voies, notamment dans les pages des revues nouvellement créées qu'étaient L'Écho des Savanes ou Métal Hurlant. C'était une époque bien riche pour la bande dessinée franco-belge et Cosey y a contribué.