J’ai déjà parlé, dans deux messages antérieurs (consacrés à ce que j’ai appelé l’anti-trilogie hergéenne et sur la première page de Coke en stock), de la césure forte que j’identifie dans l’œuvre d’Hergé entre L’Affaire Tournesol et Coke en stock. pour résumer ces précédents messages, je dirai juste que jusqu’à L’Affaire Tournesol, Hergé perfectionne son art et ses méthodes de travail ; à partir de Coke en stock, sa technique bien au point, ses collaborateurs parfaitement rodés, il joue avec sa famille de papier et avec les codes qu’il a lui-même patiemment mis en place.
Je vais revenir aujourd’hui sur cette césure en effectuant une comparaison avec l’œuvre d’Alfred Hitchcock.
On a comparé plus d’une fois Hergé et Hitchcock. Tous deux ont connu un énorme succès public tout en étant respectés par leurs pairs et loués par la critique. Ils ont tous deux développé un art de la narration extrêmement au point qu’ils ont mis au service d’intrigues bien huilées ; mais jamais cet art n’était mis en avant, la primauté était toujours donné à la lisibilité / intelligibilité du récit ; leur art subtil était d’une grande discrétion et il a parfois fallu des années pour que la critique prenne conscience du talent de ces deux auteurs, au-delà de leur succès public si apparent (à ce titre, l’équipe des Cahiers du cinéma, François Truffaut et Jean-Luc Godard en tête, et notamment le livre d’entretiens entre Truffaut et Hitchcock, a joué un rôle déterminant dans la reconnaissance d’Hitchcock).
On pourrait dresser de nombreux autres parallèles entre ces deux auteurs. Je souhaite aujourd’hui revenir sur un procédé narratif cher à Hitchock, le « MacGuffin ».
Qu’est-ce qu’un « MacGuffin » ? Pour Hitchcock, « c'est l'élément moteur qui apparaît dans n'importe quel scénario. Dans les histoires de voleurs c'est presque toujours le collier, et dans les histoires d'espionnage c'est fatalement le document. » (extrait d'une conférence donnée en 1939 à l'université Columbia). C'est souvent un élément qui sert à lancer l'intrigue, qui la justifie souvent mais qui se révèle anecdotique dans le déroulement de l'intrigue.
On peut lire l’évolution de l’art narratif d’Hergé en utilisant le prisme du MacGuffin (il est bien évident que ce n’est qu’une lecture parmi une multitude d’autres et qu’elle n’offre qu’une vision très réductrice de l’œuvre d’Hergé).
Les premières aventures de Tintin n’étaient qu’une suite de rebondissements sans queue ni tête qui n’avaient guère pour point commun qu’un cadre géographique vaguement défini (la Russie soviétique, le Congo belge, les États-Unis d’Amérique). C’est notamment en utilisant des MacGuffin qu’Hergé a structuré les aventures suivantes du jeune reporter pour produire des récits plus aboutis : il s’agit notamment des cigares et du signe de Kih Osh dans Les Cigares du Pharaon et de la statuette de L’Oreille Cassée.
Après ces premiers albums, Hergé a perfectionné ses techniques de narration. Les tribulations anarchiques des premières aventures ont été remplacées par des intrigues parfaitement maîtrisées. L’utilisation des MacGuffin n’était cependant pas abandonnée : on peut citer les boîtes de conserve du Crabe aux pinces d’or ou les modèles réduits du Secret de la Licorne.
J’en arrive maintenant à l’album que je citais dans mon introduction, L’Affaire Tournesol. Il est considéré par Benoît Peeters comme l’album le plus hitchcockien des aventures de Tintin (personnellement, je pense qu’il peut partager ce titre avec L’Ile Noire, qui m’a toujours beaucoup fait penser aux Trente-neuf marches). À mon avis, l’aspect le plus hitchcockien de cet album est sa construction, fondée presque exclusivement sur la recherche d’un MacGuffin. Les protagonistes de cette histoire courent en effet pendant tout l’album après les plans de l’arme mise au point par Tournesol, dissimulés par celui-ci dans son parapluie (au moins le croit-il). Ces plans n’ont finalement qu’une importance secondaire dans le récit. L’essentiel réside dans cette folle course poursuite, de Moulinsart en Bordurie, que mènent en parallèle Tintin et Haddock, les services syldaves et les agents bordures. Nous avons donc là un récit très classique, linéaire, tournant autour d’un principe unique et simple, un MacGuffin. Hergé nous montre ici toute la maîtrise qu’il a acquise dans la conduite d’un récit d’aventure traditionnel.
Tout change avec Coke en stock. J’ai déjà abordé certains aspects de ce changement dans un post précédent. Ce que je voudrais mettre en lumière ici, c’est la fin de l’utilisation d’un MacGuffin classique. Alors que dans L’Affaire Tournesol, le MacGuffin était relativement clair (les plans d’une arme de destruction massive) et bien en ligne avec les pages introductives de l’album (qui met en scène des destructions inexpliquées). Rien de tout cela dans Coke en stock : les objectifs de nos héros fluctuent sans cesse, il n’y a plus ici un MacGuffin unique mais une multitude d’objectifs évolutifs et parfois flous. Tintin enquête d’abord sur un trafic d’armes ; il se rend ensuite au Khemed pour aider Ben Kalish Ezab qui a été renversé par des rebelles ; le récit continue avec la lutte contre des marchands d’esclave ; elle se conclut par l’arraisonnement du yacht de Rastapopoulos. Hergé parvient à mêler tous ces fils narratifs sans se mélanger les pinceaux et parvient à nous livrer une aventure cohérente à partir de cette matière première apparemment anarchique. Il atteint ici un point limite dans la narration, poussant au maximum la complexité de son matériau de base sans tomber dans l’éclatement de son intrigue. Hergé a toujours fait de la lisibilité un de ses objectifs premiers. Jusqu’à L’Affaire Tournesol, pour garantir cette lisibilité, il privilégiait des intrigues relativement linéaires, au fil narratif relativement simple, par exemple en recourant à un MacGuffin. Dans Coke en stock, il teste les limites de son système narratif et voit jusqu’à quel point il peut éclater son intrigue en de multiples fils sans en perdre la lisibilité.
On peut conclure en disant qu’Hergé n’utilisera plus qu’une fois un MacGuffin dans les aventures de Tintin : il s’agit des bijoux de la Castafiore, dans l’album du même nom (la recherche de Tchang ne me semble pas pouvoir être considérée comme un MacGuffin dans la mesure où l’on ne peut en aucune façon parler dans ce cas d’un objet relativement indifférent ; la personne de Tchang est chargée d’une charge émotionnelle très forte). Mais nous ne sommes plus dans le monde narratif simple d’avant Coke en stock et le fonctionnement du récit est biaisé : il s’agit en effet d’un faux MacGuffin : pendant la majeure partie de l’album les bijoux ne disparaissent par vraiment ; et lorsqu’ils le font, ils sont en fait volés par une pie. Le MacGuffin ici n’est plus qu’un prétexte fallacieux destiné à faire courir les personnages et l’imagination des lecteurs. Mais tous courent en rond et en vain. Hergé reprend des principes narratifs qu’il a rodés pendant des années, jusqu’à L’Affaire Tournesol, mais il les détourne de leurs objectifs initiaux et, à l’intérieur des frontières rigides qu’il a fixées à son univers de papier, repousse encore les limites de son système.