De même que rien ne vaut un bon écrivain pour parler du roman (L’Art du roman de Milan Kundera est un des livres les plus riches que je connaisse sur la littérature romanesque, avec Mensonge Romantique et Vérité Romanesque de René Girard, bien sûr, mais ce dernier a un propos beaucoup plus ciblé), rien ne surpasse un bon musicien pour introduire à la musique (j’ai déjà décrit, ici ou là, ce que je pensais des critiques professionnels).
Pierre Boulez a écrit des choses passionnantes sur la musique. Son point de vue s’est développé et a été nourri par sa triple expérience de compositeur, de chef d’orchestre (à la fois dans le choix des œuvres et dans leur exécution) et de leader d’opinion (en tant que polémiste ou que fondateur de l’Ircam, notamment).
Son domaine de prédilection est clairement délimité : il s’agit des quelques musiciens qui, du deuxième quart du XIXe siècle (le premier musicien, chronologiquement, à attirer véritablement son attention est Berlioz, si l’on omet quelques allusions à Bach et à Beethoven) à la seconde moitié du XXe, ont nettement innové, apportant à la musique savante occidentale, chacun à leur manière, des éléments véritablement nouveaux par rapport à leurs prédécesseurs (de Berlioz et ses innovations d’orchestration et de rythme aux découvertes les plus savantes des compositeurs de l’Ircam). Il n’accorde presque pas une ligne, si ce n’est au détour d’une réflexion lapidaire, aux nombreux musiciens, parfois fort talentueux pourtant, qui se sont contentés d’approfondir les chemins défrichés par d’autres. Qui donc figure dans ce panthéon ? Berlioz, cela a déjà été dit, Wagner, Mahler, Debussy, Schoenberg, Berg et Webern (la seconde trinité viennoise), Bartók, Stravinsky, Stockhausen, Messiaen, Ligetti, Berio ; dans une moindre mesure Liszt, Ravel, Varèse et quelques autres. Il est donc sélectif, très sélectif.
Ses textes sont courts, écrits dans une langue claire et concise. On peut distinguer trois grands thèmes, parfois enchevêtrés : les grands compositeurs, les grands enjeux de la composition musicale depuis environ 150 ans et la direction d’orchestre. À chaque fois, il parvient en quelques pages à mettre en avant les grandes problématiques du sujet abordé et à proposer ses solutions. Celles-ci, vivifiées par sa très riche expérience, sont, à la lecture, toutes très enrichissantes et, pour nombre d'entre elles, très convaincantes.
Je n’adhère pas à tout (il y a en outre bien des thèmes que je maîtrise beaucoup trop peu pour avoir un avis à leur sujet) mais deux points m’interpellent tout particulièrement.
En premier lieu, son refus absolu de la répétition (refus qu’il partage avec toute une génération de musiciens ayant été nourris dans les années 1940 et 1950 aux exigences du sérialisme). Schoenberg recommandait à ses élèves de ne pas inclure dans leurs partitions de passages qui auraient pu être écrites par le copiste. Certes, la reprise à l’identique a sans doute trop souvent été employée comme une facilité d’écriture. Mais la répétition ne peut-elle avoir parfois, dans certains cas précis, une utilité rhétorique (création d’un effet de transe, rassurant retour à un thème connu après d’aventureux développements, etc.) ?
Ce qui me frappe cependant encore bien davantage est son inintérêt profond pour toute formation d’improvisation (même s’il ne récuse pas toute utilisation du hasard, ce qui est très différent). Pour lui, ce mode de création musicale semble ne pouvoir avoir aucun intérêt artistique. Je n’entrerai pas dans de savantes considérations sur la nature du phénomène (l’improvisation peut-elle parfois être considérée comme de la composition instantanée ou est-ce un mode de création radicalement différent ?). Je reste perplexe devant un tel manque de considération. Lorsque j’écoute In a Silent Way, de Miles Davis, A Love Supreme, de John Coltrane, ou un raga improvisé par Hariprada Charausia, entre autres, je suis convaincu que l’improvisation donne parfois naissance à des morceaux superbes et probablement irréductibles à un acte de composition plus réfléchi. Pierre Boulez a cherché à récapituler ou à ouvrir de nombreux horizons nouveaux à la musique savante occidentale mais l’horizon mystérieux de l’improvisation lui resta toujours hermétique...