LivresHebdo a récemment publié une étude sur les grands « prescripteurs », établie après consultation de plus de 400 points de vente. Il en ressort notamment la perte d'influence des grands médias dans le domaine de la prescription d'achat d'œuvres culturelles. J'ai découvert cette étude en lisant le blog de Pierre Assouline, qui semble s'inquiéter de ces résultats (si j'étais mauvaise langue à l'encontre de cet ancien responsable du magazine Lire, je parlerais de réflexe corporatiste).
Mais cette perte d'influence des médias institutionnels (presse écrite, télévision, radio) au profit d'Internet (blog, sites de vente en ligne, forums, etc.) est-elle vraiment grave ? Est-elle même dommageable ?
J'ai découvert Edmond Baudoin en lisant un forum Internet sur la bande dessinée ; Fabrice Neaud en prenant son premier livre par hasard dans une bibliothèque ; Aristophane et Renaud Camus en lisant Fabrice Neaud ; je me suis replongé avec attention dans les romans d'Alain Robbe-Grillet et de Nathalie Sarraute grâce à Renaud Camus ; j'ai découvert Hermann Broch en écoutant Alain Finkielkraut et René Girard en écoutant Jean-Pierre Dupuy.
Ai-je découvert des œuvres qui comptent autant à mes yeux en lisant des critiques dans la presse papier ? La réponse est claire : non. Et ce n'est pas faute de lire régulièrement les grands journaux et magazines français, généralistes ou culturels. De toute façon, la probabilité de découvrir Renaud Camus, Edmond Baudoin, Aristophane ou Lucas Méthé, en lisant les critiques de presse est infime, voire nul. À propos de Renaud Camus, l'ostracisme de la critique est quasiment unanime ; et lorsque, par exception, un de ses ouvrages récents est chroniqué, il s'agit le plus souvent d'une de ses œuvres mineures, essai politique ou récit de voyage. Quel critique a vanté dans ses lignes Du Sens, L'Inauguration de la salle des vents ou L'Amour l'automne, trois chefs-d'œuvre ne connaissant guère d'équivalent dans la littérature francophone contemporaine ? Edmond Baudoin publie, comme Renaud Camus, plusieurs livres par an ; mais, comme dans le cas de Renaud Camus également, ce n'est pas suffisant pour qu'il attire l'attention de la critique, bien qu'il soit considéré comme une référence par toute une génération d'auteurs plus jeunes, qui, eux, ont les faveurs des journalistes. Un exemple récent à ce sujet : Télérama (qui est pourtant un des magazines les plus éclairés en termes de bande dessinée) a récemment publié un article sur les bandes dessinées adaptées de romans ; Edmond Baudoin a publié dans les années 2000 deux adaptations de Fred Vargas, dont une à la rentrée 2010 (Les Quatre Fleuves et Le Marchand d'éponges), une de Charles Perrault (Peau d'Âne), une de Mircea Cartarescu (Travesti). Dans chacun des ses livres, sa façon d'adapter se pliait complètement à l'œuvre originale ; Les Quatre Fleuves est sans doute une des adaptations les plus réussies et les plus innovantes d'un roman policier depuis de nombreuses années. Eh bien Télérama a cité bien des adaptations d'auteurs divers, talentueux pour certains (Baru ou Tardi), moins pour d'autres, mais pas un mot sur Baudoin. De même quelle a été la couverture médiatique d'œuvres, certes atypique, mais ô combien riches, telles que L'Apprenti, de Lucas Méthé, ou Faire semblant c'est mentir, de Dominique Goblet ? Pour le premier, je me souviens de deux ou trois articles dans la presse écrite...
Bien sût, quelques magazines, écrits par des passionnés, souvent éphémères, font parfois exception. On peut citer Les Cahiers du cinéma des futurs cinéastes de la Nouvelle Vague pour le cinéma, L'Indispensable, Les Cahiers de la bande dessinée, au moins à certaines époques, ou The Comics Journal pour la bande dessinée, Muziq pour la musique : j'ai ainsi découvert Cages, de Dave MacKean et Amer Béton, de Taiyou Matsumoto grâce à L'Indispensable, Love & Rockets des frères Hernandez grâce au Comics Journal, David Sylvian ou Joe Henry dans les pages de Muziq. Mais toutes ces publications sont malheureusement bien atypiques.
Je ne pense pas que ces défaillances de la critique relèvent du hasard, de l'exception ou d'un défaut passager de nos critiques actuels. À mon sens, ces insuffisances sont intrinsèquement liées à la vision traditionnelle du journaliste critique. Pour expliquer ceci, voyons quel est son rôle principal : rendre compte de l'actualité du média qu'il suit. Chaque semaine, chaque mois, les pages spécialisées d'un hebdomadaire, d'un mensuel rendent compte de ce qui est sorti depuis la dernière livraison du journal ou magazine.
Cela a forcément les conséquences suivantes :
Le critique se concentre sur l'actualité, quel que soit l'intérêt de celle-ci ; en gros que soient publiés six chefs-d'œuvre le même mois ou trois en cinq ans, il disposera peu ou prou du même nombre de pages par semaine. En outre, un auteur exigeant qui publie peu sera forcément défavorisé par rapport à un auteur moyennement talentueux qui publie son roman annuel lors de toutes les rentrées littéraires...
Le critique doit rendre compte compte d'une part importante de la production. Il doit donc lire un grand nombre des centaines de romans publiés lors de la rentrée littéraire, des milliers de bandes dessinées sorties chaque années, voir la dizaine de films arrivant chaque semaine sur les écrans. Peut-il ainsi consacrer suffisamment de temps pour apprécier des œuvres exigeantes qui nécessiteraient une attention particulière, plus soutenue ? En outre, à force de lire, voir ou écouter plusieurs centaines d'œuvres nouvelles par an, peut-il juger autrement qu'en relatif ? Il appréciera non plus l'œuvre rare vraiment originale, mais celle qui est légèrement meilleure que le reste de la production. Il aimera le roman qui ressemble aux autres, mais en un peu mieux, le film qui a quelques qualités le distinguant un peu du reste de la production, mais pas trop pour ne pas bouleverser les repères esthétiques. Et, malheureusement, l'œuvre vraiment différente, le roman génial ou le disque extraordinaire verront leurs singularités, ce qui les distingue du commun de la production, traitées comme autant de défauts.
Que résulte-t-il de cet état de fait ? Une concentration excessive sur l'actualité, un manque de recul par rapport au gros de la production et la mise en avant du meilleur du « mainstream » au détriment des œuvres vraiment à part, l'éloge des auteurs talentueux au détriment des auteurs géniaux. J'appellerais cela le syndrome des « Pompiers contre les Impressionnistes ». On cite en effet souvent la fin du XIXème comme une période où les critiques ne juraient que par les peintres académiques du « Salon », parfois qualifiés de peintres « pompiers », alors qu'à la même époque naissait l'impressionnisme, dans un dédain quasi général de la critique. Plus d'un siècle après, alors que Monet triomphe au Grand Palais et que les œuvres de Van Gogh sont présentes partout, des calendriers des postes aux tasses à thé, il est facile de se gausser de ces critiques à courte vue. Mais ne nous leurrons pas : la situation est aujourd'hui la même. De nos jours encore, les Pompiers contemporains tiennent le haut du pavé alors que les Impressionnistes d'aujourd'hui œuvrent dans l'ombre.
Quelle que soit l'époque, la critique privilégie le sommet du mainstream au détriment des auteurs géniaux, Meissonier et Cabanel au détriment de Manet et Monet, Joann Sfar et Christophe Blain au détriment d'Edmond Baudoin et de Fabrice Neaud, Amélie Nothomb et Jean d'Ormesson au détriment de Renaud Camus, Bernard-Henri Lévy et Michel Serres au détriment de René Girard.
Non que les premiers de cette liste n'aient aucun talent. Très loin de moi cette idée ; Meissonier et Cabanel, Joann Sfar et Christophe Blain, Amélie Nothomb et Jean d'Ormesson, Bernard-Henri Lévy et Michel Serres ont du talent. Ils sont peut-être même parmi les meilleurs représentants de leur génération d'auteurs. Mais ils restent dans le peloton, pour passer à une métaphore sportive ; ce sont les meilleurs des auteurs qui ne dérangent pas, les plus doués des artistes qui tracent leur chemin sans trop s'écarter des sentiers défrichés par leurs aînés. Ils n'ont ni le génie ni les capacités d'innovation de Manet ou Monet, Edmond Baudoin ou Fabrice Neaud, Renaud Camus, René Girard...
Alors, comment découvrir les œuvres vraiment marquantes d'hier ou aujourd'hui ? On peut, comme je le suggérais en introduction, s'appuyer sur les avis de personnes qui s'expriment lorsqu'elles ont vraiment une œuvre à défendre, un coup de cœur à partager. Il peut s'agir d'un romancier évoquant les chefs-d'œuvre littéraires qui l'ont marqué, d'un blogueur passionné qui vient de dénicher une nouvelle perle, d'internautes partageant leurs dernières découvertes sur un forum. Bien entendu, cela réclame préalablement d'effectuer un tri, de repérer les cercles, virtuels ou réels, de bon conseil. Mais cela en vaut la peine...