Ballade pour un bébé robot n’est pas un livre « aimable » au premier coup d’œil : le dessin en noir et blanc d’Edmond Baudoin peut rebuter, particulièrement dans cet album : il semble âpre et chargé ; les cases ne sont pas toujours délimitées ente elles, donnant à voir des dessins en pleine page particulièrement denses ; et un bref feuilletage peut donner à lire s textes déroutants : histoire des mathématiques, équations… Certes le scénariste est Cédric Villani, un grand mathématicien français, mais tout de même !...
Les lecteurs qui se laisseraient échauder par cette première impression auraient pourtant bien tort de passer leur chemin. Si Ballade pour un bébé robot, deuxième ouvrage d’Edmond Baudoin et Cédric Villani après le superbe Les Rêveurs Lunaires, est un livre vraiment hors norme, il est également très réussi.
Après le récit historique très documenté des Rêveurs Lunaires, les deux auteurs attaque conjointement un tout autre genre, celui de la science-fiction. Edmond Baudoin, qui préfère dessiner le vivant au mécanique, n’est pas un spécialiste du genre. Et le piège, pour un scientifique comme Cédric Villani, aurait pu être de nous offrir un cours de prospective en extrapolant les résultats de la science la plus contemporaine.
Les deux auteurs évitent ces potentiels écueils avec brio et nous livrent une œuvre beaucoup plus ambitieuse. Sur une autre planète, des expériences scientifiques initialement menées par l’Homme ont mené à l’apparition d’une forme de vie robotique. Nous sommes donc face à un monde radicalement différent du nôtre ; il n’en est une lointaine émanation que par quelques orientations anciennes qui ont conduit à l’apparition et au développement de la vie. Mais la « vie » ainsi apparue est celle d’androïdes et s’éloigne par biens des aspects de la vie humaine. Ils ne communiquent pas par une parole sonore, leurs visages nous semblent neutres et raisonnent dans un cadre très rationnel, ignorant notamment toute quête artistique. Le cadre de vie, de la « nature » à l’architecture, n’a rien de commun avec ce que nous connaissons. Si les bandes dessinées de science-fiction sont légion, elles reposent pour l’immense majorité sur une extrapolation de tendances actuelles, tant dans les découvertes scientifiques que dans les évolutions architecturales ; d’autres développent des décors de space-opera à la Flash Gordon sans réel souci de vraisemblance. Dans les cas, le tout s’appuie de façon claire sur des extrapolations, raisonnées ou complètement outrées, de ce que nous connaissons aujourd’hui. Edmond Baudoin nous propose, dans un style qui n’appartient qu’à lui, un monde radicalement autre. Son style très libre lui permet de suggérer plutôt que de montrer de façon trop appuyée. Ces somptueux dessins développent un univers unique ne ressemblant à rien de connu. Ils développe également des codes graphiques pour renforcer cette sensation d’étrangeté, avec par exemple des phylactères liés aux personnages par des suites de rectangles ombrés, suggérant ainsi que le mode de communication des personnages n’est pas celui auquel nous sommes habitués.
Cédric Villani n’a pas peur de faire peur à son lecteur. Il développe ce qui pourrait être considérée comme une intrigue policière à propos d’un complot visant à déstabilisé le monde qu’il dépeint. Il parvient habilement à combiner les péripéties de l’intrigue à la description de cette étrange planète et des androïdes qui l’habitent. Ceux-ci ont parfois l’impression d’avoir été abandonnés par les hommes qui les ont créés. Les deux enquêteurs, North et Quang, sont forcés, pour les besoins de leur enquête, à mener des investigations sur certaines caractéristiques des humains qu’ils ont du mal à comprendre : les soubresauts, notamment révolutionnaires, de leur Histoire ; leur goût pour la création artistique ; l’impact que pouvait avoir de « simples » chansons sur leurs existences (c’est d’ailleurs la chanson éponyme de Mama Béa Tekielski, datant des années 1970, qui donne son nom au livre). Cette enquête ne laissera bien entendu pas ces personnages indifférents ; elle ne ménage pas non plus les lecteurs, puisque Cédric Villani n’hésite pas à y jeter faits historiques pointus, démonstrations scientifiques et concepts philosophiques. Là encore, Edmond Baudoin fait merveille. Il parvient en effet à illustrer avec brio les faits apparemment les plus décousus et les démonstrations les plus abstraites : il introduit pour ce faire dans ses dessins de multiples métaphores visuelles, multiplie les références graphiques, etc. Ce qui aurait pu n’être que longues dissertations abstraites deviennent sous sa plume des festivals d’images entremêlées, offrant au lecteur de multiples occasions de s’y perdre.
La conclusion de l’intrigue m’a laissé un peu perplexe mais il n’est facile de conclure un récit aussi ambitieux. Et cela n’enlève rien à l’éclatante réussite de cet album. Edmond Baudoin et Cédric Villani parviennent en effet à nous offrir un livre qui ne ressemble à rien de connu, ni au niveau du récit, ni à celui des dessins. Extrêmement ambitieux Ballade pour un bébé robot nous offre un univers riche et original, décrit avec un dessin, rempli d’inventions de toute sorte.