À l'occasion de la sortie prochaine de
L'Apprenti, de Lucas Méthé, aux éditions Ego comme X, voici un bref entretien avec l'auteur.
Sébastien Soleille : Les premières pages de L'Apprenti reprennent les événements déjà relatés dans Ça va aller, paru en 2005. Je ne pense pas qu'il s'agisse seulement de faire un rappel pour les lecteurs qui n'ont plus cet album en tête ; étiez-vous donc insatisfait de la façon dont vous aviez rapporté ces faits il y a 5 ans ? ou est-ce la volonté d'apporter un éclairage différent ?
Lucas Méthé : Ça va aller traitait d’une période de quelques mois ; dans ce nouveau livre, je me suis surtout intéressé aux années qui ont suivi. Au fur et à mesure de la dernière mouture, il m’a paru artificiel d’isoler cette « suite », et j’ai trouvé logique de remonter un peu le temps, jusqu’à empiéter sur Ça va aller.
Mais il est certain aussi que je n’étais pas à l’aise avec la sensation qui me restait de ce premier livre. Ça ne tient peut-être qu’en partie à ce qu’il est, car je suis habitué, pour ainsi dire, à cette sensation d’insatisfaction après une publication. En tout cas, étant donnée cette insatisfaction, forte à l'époque, je n’avais aucune envie d’exiger des lecteurs qu’ils aient lu Ça va aller.
Dans ce livre, je n’avais pu que rapporter, retranscrire des sensations, à l’intuition, et c’est ce qui m’a semblé, par la suite, insuffisant. J’ai eu besoin de savoir ce que je pensais, ce en quoi le regard de ce livre ne m’avait pas beaucoup aidé. J’ai donc fait en sorte que mon regard change ; maladroitement, en « forçant le passage ». S’en sont suivis différents éclairages successifs, comme vous le dites, dans une période d’assez grande confusion qui m’a mené à penser tout et son contraire. L’envie m’est pourtant restée de traiter de cette période ; peut-être précisément parce qu’il s’agissait d’un nœud de confusion que je ne parvenais pas à résoudre, à aborder autrement que de façon parcellaire.
S. Soleille : Vous avez adopté dans ces deux albums des types de narration très différents : petits cases sans textes narratifs dans Ça va aller, grandes cases sans aucune bulle dans L’Apprenti. Est-ce lié à votre « insatisfaction » à propos de Ça va aller ? Était-ce une manière de changer votre regard sur les événements, comme vous dites, et pensiez-vous cette forme plus adaptée à votre propos ?
L. Méthé : Je me suis senti incapable de continuer à mêler travail sur le réel et mise en scène. Par mise en scène j’entends : faire comme revivre au présent un moment du passé, tenter de « faire croire » que ce qui est représenté est en train d’arriver, et user pour cela du système propre à la fiction. Ça me gêne, je me dis qu’on n’extirpe pas quelque chose du réel pour aussitôt le polir, l’assujettir à un système, à des codes, à un cadre. Ce sur quoi on travaille est incertain, complexe, il faut absolument rester face à cette complexité et refuser de la réduire ; il faut en « révéler » quelque chose, quelque chose qui éventuellement au final peut être très simple, mais on ne peut pas modeler a priori la matière première pour lui donner, d’emblée, les apparats d’un récit. Le pourquoi de ma réticence est assez vague, mais si j’essaie de faire ce que j’appelle une mise en scène, je sens de la fausseté à chaque pas. Les petites stratégies, les effets même les plus « sobres » visant à émouvoir, à faire comprendre par des biais détournés, me semblent une chose hors de propos, presque puérile. Il y a différentes manières de faire de la mise en scène, c’est un cadre dans lequel on peut tenter d’être le plus vrai possible, d’élaguer au maximum ce qui semble fabriqué. Dessinant Ça va aller, j’essayais de succomber le moins possible à des codes usuels, narratifs ou de dessin. Mais tout de même : fausseté d’avoir à se représenter comme personnage dans des moments où on « s’oublie », fausseté d’avoir à représenter trop de fois telle personne, d’avoir à fixer les traits d’une personne dont on ne se rappelle qu’à peine le visage, d’avoir à tracer tel trait dont on ne sent pas la nécessité, mais qu’on est obligé de tracer parce que, si on ne le trace pas, l’ensemble sera incompréhensible. J’ai fait de mon mieux, mais on a beau vouloir élargir au maximum le cadre d’un système, on s’y trouve toujours confiné. On a la sensation de ne parler du vrai qu’à travers son filtre, ce qui au fond revient à ne pas en parler du tout. C’est mon impression quand je suis au travail.
J’ai donc essayé de ne pas m’encombrer de ces choses, j’ai éliminé le superflu et ce qui me semblait engendrer du faux et j’ai abouti à la forme de L’Apprenti, qui m’a paru à la fois suffisamment « purgée » et naturelle, simple. Bien sûr, c’est un aboutissement temporaire : aujourd’hui que ce travail est terminé, je ne suis pas sûr de ne pas ressentir de « faux » à partir du moment même où je me mets à dessiner. Mais enfin, au moment de sa réalisation cette forme m’a convenu et je ne lui ai rien trouvé à redire. Mon texte et mon dessin ont pris d’avantage leur aise, je crois qu’ils ont pu chacun éclairer l'autre dans leur spécialité. Il me semble que je me suis appuyé sur le texte pour me débarrasser d’un certain fatras, pour éclaircir les choses ou tenter de révéler leur sens, et sur le dessin pour en revenir à la sensation. Mais je fais sans doute là un assez mauvais résumé : les choses sont beaucoup plus mêlées.
Il est très compliqué de répondre à vos questions, parce qu’il y a eu plusieurs versions de L’Apprenti, et les intentions qui ont présidé à ces versions ont été très différentes, contradictoires, et même contraires. Ce que je peux vous dire, c’est qu’au fur et à mesure de ces versions j’ai essayé de tendre à la simplicité à tout point de vue, à me débarrasser des problèmes sans fondement. Épurer la manière de raconter est allé de pair avec le besoin, le désir d’épurer une façon de penser qui fut très confuse. Je suppose que le livre témoigne de cela dans une certaine mesure.
S. Soleille : Cinq ans depuis la publication de Ça va aller, trois albums en six années (auxquels il faut ajouter quelques publications à la diffusion plus réduite), c'est quantitativement peu. Vous venez d’évoquer plusieurs versions de L’Apprenti. Le temps qu’a nécessité cette recherche de la simplicité, ainsi peut-être qu’une grande exigence vis-à-vis de ce que vous publiez, suffisent-ils à expliquer ce temps assez long entre vos publications successives ?
L. Méthé : Je crois sincèrement qu’il faut se refuser à donner de l’importance à ces questions. Quand je m’en suis inquiété, et me suis poussé à produire d’avantage, c’était par orgueil déplacé, par souci de visibilité et de reconnaissance. Et si ce n’est pas par orgueil, c’est, je crois, pour se rassurer : on essaie d’injecter à l’art des critères qui lui sont étrangers, pour tenter de rendre sa pratique plus présentable, plus ressemblante à d’autres pratiques, je veux dire à des métiers ; mais je crains que ça ne puisse pas fonctionner. Je crois tout de même qu’il faut parvenir à accepter les temps de vide, le désœuvrement, le silence, à vivre convenablement avec eux et, dans le cas où on a une pratique artistique, à ne pas faire de cette pratique une manière de se soustraire à ces choses. Il me semble que boucher ces trous à tout prix et au plus vite, c’est encore se condamner à faire faux, c’est ne pas aller au bout de ce que l’art demande. On se force à « produire » en réponse à des contraintes imposées (celle de la quantité ou d’autres), on s’invente de mauvaises justifications, de faux critères qui nous encombrent et dont il faudra tôt ou tard se débarrasser.
Bien sûr, j’hésite plus que je ne le dis ici, et je n’en suis pas à ce que je pressens confusément être la bonne manière de faire, le bon regard. Peut-être le fait de faire une œuvre n’est forcément qu’une étape, peut-être est-ce un acte forcément entaché d’un peu d’orgueil et d’un peu d’échec - et peut-être même est-ce pourquoi, d’une certaine manière, les œuvres sont touchantes et nous parlent un peu malgré elles.
S. Soleille : En parallèle de cette démarche autobiographique, vous avez publié à l'Association un livre assez court et atypique, Mon mignon, laisse-moi te claquer les fesses, en 2008. Avez-vous dès à présent une idée de vos prochains travaux , tant pour le contenu (fiction, autobiographie, autre) que d'un point de vue formel (retour aux bulles...) ?
L. Méthé : J'avais pensé faire une suite à Mon Mignon, mais je ne suis plus vraiment dans cet état d'esprit. Il est toujours envisageable de faire quelque chose de fictionnel, parce que ça n'apparaît pas comme la chose importante à faire, ça peut se faire de façon détachée. Pour le moment, le détachement fait que je ne le fais pas. Je crois que j'aurais toujours un peu l'impression, en choisissant cette voie, d'abandonner quelque chose d'important. J'ai du mal à penser que je puisse faire à la fois, d’un côté un quelque chose qui a à voir avec une certaine tradition de bande dessinée, qui se pratique comme une espèce de « sport », et de l'autre côté quelque chose qui se penche directement sur la vie, qui veut comprendre, révéler. J’y vois quelque chose de contradictoire – peut-être à tort ; peut-être ces deux choses n’ont-elles tellement rien à voir, ne participent tellement pas de la même démarche, qu’elles ne peuvent être contradictoires. Mais je garde le sentiment qu’il faut se préserver d’un certain emballement - et je m'abstiens donc pour le moment.
Au fond, je garde une grande croyance en l'art ; je peux parfois être ironique à ce sujet, mais il y a un besoin entêtant qui revient, une espèce de besoin mêlé d’authentique, de sérénité, de lucidité, de défrichage. Le champ me paraît se préciser, il devient restreint – mais pas pauvre ; c’est plutôt une libération vis-à-vis de notions qui n'ont pas lieu d'être. Peut-être y aura-t-il d'autres "écarts" ; on n’est pas constant, pas toujours si endurant qu’il faudrait peut-être l’être. Et si "écarts" il y a, il est possible que je trouve alors qu'ils ne sont pas du tout des écarts...
Pour le moment, ma direction semble me tirer hors de la bande dessinée ; cela se fait un peu tout seul, il n'a fallu que débroussailler certaines mauvaises raisons de me « forcer » à continuer d’en faire. J'essaie de continuer à épurer ma démarche, mon travail. Ce sont des questions qui n’ont pas grand-chose de technique, il s’agit surtout de se débarrasser de fausses valeurs dans lesquelles il me semble que vouloir « faire de l’art » vous met d’abord le nez. La question qui en résulte est déjà un peu posée dans la dernière page de L'Apprenti : une fois qu'on a retiré à un travail toutes les problématiques dont on estime qu'il se nourrissait à tort, que reste-t-il ? On ne sait pas trop, peut-être dans certains cas ne reste-t-il pas grand-chose, et pourtant il n'y a pas autre chose à faire qu'à continuer à se débarrasser de l'inutile, de ce qui gêne, gâche le regard. Si ce qui reste est, en terme d’ « œuvre », un presque rien, ou un rien du tout, il faudrait malgré tout parvenir à l'accepter. Au fond, je me demande parfois quel crédit on peut accorder à un artiste qui n’envisagerait à aucun moment que sa démarche puisse l’entraîner à ne plus produire d’art. Mais c’est aussi une conclusion un peu hâtive. Je continue donc comme je peux dans ma voie, et nous verrons ce qui en sortira.
S. Soleille : Merci beaucoup.
Entretien effectué par e-mail entre le 6 et le 20 mai 2010.