À l'occasion du festival d'Angoulême, de nombreux magazines ont sorti leur hors-série annuel sur la bande dessinée. Cette année l'un d'entre eux laissait la parole à des auteurs célèbres qui devaient citer leurs albums préférés. J'ai été très agréablement surpris de découvrir Jean-Claude Forest parmi les auteurs les plus cités.
Il s'agit en effet d'un des auteurs les plus intéressants et les plus novateurs de la bande dessinée francophone des années 1960 à 1980 ; il reste malgré cela peu connu, ou mal connu : on se souvient trop souvent de lui seulement comme le 'père' de la bande dessinée érotique francophone, avec Barbarella.
C'est extrêmement réducteur. Il se fit certes connaître en mettant en scène en 1964 cette aventurière de l'espace prompte à se déshabiller. Mais dans ses albums suivants (publiés en 1974, 1977 et 1982) il eut tendance à faire passer au second plan cet aspect érotique (qui apparaît aujourd'hui bien léger, lorsqu'on le compare à une très grande partie de la production actuelle...) pour éviter de se faire enfermer sous une quelconque étiquette.
À l'époque, la bande dessinée francophone se résumait quasiment exclusivement à des récits d'aventures linéaires destinés principalement à des enfants ou à des jeunes garçons (7-17 ans) et publiés dans des séries dans fin. Jean-Claude Forest, avec ses scénarios complexes, aux textes très écrits, destinés à un public adulte, était alors clairement en avance sur son temps. Ses personnages de femmes libérées (Barbarella, Hypocrite ou Cyanure), ni potiches comme dans les récits de l'époque, ni nymphomanes comme dans les bandes dessinées 'pour adultes' qui allaient fleurir dans les années 1970, étaient alors très originales. Il a introduit l'érotisme dans ses histoires, mais comme un ingrédient parmi d'autres, non comme motivation principale du récit. Il soignait particulièrement ses textes, bourrés d'inventions verbales, notamment dans ses récits de science-fiction ; les dialogues et narratifs de La Jonque fantôme vue de l'orchestre (1981), par exemple, me semblent constituer un des plus 'textes', au sens littéraire du terme, de la bande dessinée francophone. Sa faculté d'invention, faisant apparaître à tous les coins de page des monstres prodigieux, des planètes hallucinantes et des personnages pittoresques, le tout courant de rebondissements en rebondissements, fait de ses récits un émerveillement permanent. Il fut l'un des pionniers des 'romans graphiques' du magazine (À Suivre), en noir et blanc et sans limite de pagination, dès le premier numéro de cette revue, qui arborait fièrement en février 1978 sur sa couverture un dessin tiré d'Ici Même, un scénario de Forest dessiné par Tardi.
Mais alors, me direz-vous, pourquoi est-il si méconnu du grand public ? Tout d'abord, il n'a jamais joué le jeu de la série au long cours et au style immuable, exercice pourtant quasiment obligatoire, surtout à l'époque, pour obtenir un succès durable : 4 tomes de Barbarella en près de 20 ans, 4 volumes des Naufragés du temps, avec Gillon (1974-1976), 3 histoires d'Hypocrite (1971-1974)... Peu prolifique (10 albums comme auteur complet et 11 en tant que scénariste, c'est peu en plus de 30 ans), il aimait en outre passer d'un sujet ou d'un style à l'autre. Il a ainsi également écrit un roman et tourné plusieurs films...
Ensuite, il a toujours refusé de se laisser enfermer dans un genre précis : remarqué aux débuts pour l'érotisme de Barbarella, il fit progressivement passer cet aspect au second plan, comme je le disais plus haut.
Enfin ses scénarios, très inventifs, bourrés de trouvailles, ont pu dérouter plus d'un lecteur : peu linéaires, riches en rebondissements tous plus invraisemblables les uns que les autres, ils ont probablement laissé sur les bords de leurs chemins de traverse maints lecteurs peu curieux ou trop formatés...