Ça y est. Je viens enfin de lire le premier tome de Nu Men, la nouvelle série de Fabrice Neaud. Il m'est encore difficile d'émettre un avis véritablement structuré à son sujet mais je vais essayer d'écrire quelques lignes, quitte à y revenir, sur ce blog ou ailleurs, dans quelques jours.
Il y a plusieurs façons d'abord Nu Men. Pour ceux qui, comme moi, considèrent que le Journal est l'une des œuvres (voire l’œuvre) les plus marquantes de la bande dessinée francophone de ces 20 dernières années et qui en attendent vainement la suite depuis 10 ans (le quatrième volume, Les Riches Heures, est sorti en 2002), il est tentant d'analyser dans quelle mesure cette nouvelle série est la continuité de l’œuvre passée. Avec ce filtre, bien évidemment réducteur, on pourra s'amuser à rechercher les traces d'homosexualité (dans le physique avantageux du personnage principal, Anton Csymanovski, mis particulièrement en valeur sur la couverture et dans la scène de la salle de musculation, ou dans la présentatrice, Lucy Prine) ; les ressemblances avec des personnages déjà vus (Anton Csymanovski semble être la réincarnation du « Sergent » du Journal (3)). On pourra retrouver dans ce monde futur, extrapolé de certaines tendances de notre société contemporaine, la continuation de la critique sociale et des caricatures politiques présentes dans certaines pages du Journal ou dans des récits courts, comme le magistral J'appelle à un octobre rouge (paru en décembre 2003 dans un hors-série de Beaux-Arts magazine). On découvrira avec plaisir une nouvelle vue de la cathédrale Saint Pierre d’Urstaadt, aboutissement des études de Fabrice Neaud sur les cathédrales gothiques, dont on avait déjà pu découvrir certains aspects lors de l'exposition qui lui avait été consacrée en 2010 à Angoulême.
Cette approche revient tout de même à aborder cette nouvelle série par le petit bout de la lorgnette. Elle mérite en effet beaucoup mieux et doit peut être considérée comme un nouveau départ.
Qu'écrire donc sur ce premier tome ? Eh bien cela démarre vite, très vite... En extrapolant certains aspects, pas les plus reluisants, de notre société, Fabrice Neaud imagine un monde en 2050 profondément remodelé (un cataclysme volcanique a dévasté les États-Unis, le Sida a décimé l'Afrique), une Europe très inégalitaire, une droite extrême en plein essor et des individus hyper-speedés... À ce contexte déjà riche, Fabrice Neaud mêle une intrigue dont nous n'avons pour l'instant que des bribes : complot de personnages puissants liés aux plus hauts cercles du pouvoir, expérimentations scientifiques pour créer des individus surhumains, existence de mystérieux passages spatio-temporels, entre autres. La masse d'informations fournie par l'auteur en seulement 46 pages est donc conséquente et mérite plusieurs lectures afin d'être perçue dans son ensemble ; d'autant plus qu'une bonne partie des dialogues sont dits dans une langue extrapolée du langage « djeuns » d'aujourd'hui par des personnages hyper-speedés et résolument outranciers dans leurs propos (Fabrice Neaud pousse d'ailleurs dans cet album la provocation graveleuse plus loin qu'il ne l'a jamais fait).
En ce qui concerne le dessin, Fabrice Neaud s'est toujours fortement nourri de ses lectures pour les assimiler et les intégrer à un style très personnel. Il continue à le faire ici, même si les influences les plus visibles ne sont pas les mêmes que dans le Journal, des scènes de destruction urbaines rappelant Akira aux corps à corps musclés fleurant bon le super-héros américain. Les dessins qui m'ont le plus impressionnés sont les grandes vues d'ensemble, de la ville en pleine page à la planche 7 aux vues de Rio et de Lhassa en planche 45.
Cette première analyse de l'album ne serait pas complète si je ne parlais pas de ce qui a toujours constitué une des grandes forces de Fabrice Neaud, à savoir son sens du rythme. Les scènes s'enchaînent sans temps mort, avec des variation d'intensité et de rythme savamment dosées.
Bref, un contexte géopolitique fort de potentialités, des éléments d'intrigues riches de suspense, un rythme soutenu, un dessin vif dans les scènes d'actions et élégant dans les panoramiques, une mise en couleurs nuancée et efficace. Si l'on accepte la vulgarité assumée de certains propos et l'abondance d'informations, cela permet de bien augurer d'une série résolument ambitieuse qui commence.
Il est encore difficile, comme la plupart du temps dans ce type d'albums introduisant une nouvelle série, de se faire opinion claire sur la qualité de l'intrigue globale mais j'ai réellement hâte de lire la suite...
Frederik Peeters a sorti le premier volume d'Aâma en 2011, Fabrice Neaud publie Guerre Urbaine en 2012 et Denis Bajram annonce le premier volume d'Universal War 2 pour 2013... La décennie 2010 s'annonce prometteuse pour les séries francophones de science-fiction.
Post scriptum (du 20 février 2012) : J'ai mis en ligne, sur le site consacré à Fabrice Neaud, une version mise à jour et illustrée de cette chronique. On peut la lire ici.