Malgré le succès phénoménal d'Astérix, le style d'Albert Uderzo dans cette série reste résolument à part. Certes, le style humoristique franco-belge, dit à "gros nez", est en grande partie issue d'une synthèse du dessin d'André Franquin et de celui d'Albert Uderzo. Il n'en reste pas moins que si on le compare aux deux autres grands maîtres de la bande dessinée francophone que sont Hergé et Franquin, il est plus difficile de tracer la généalogie et les suiveurs du style d'Uderzo.
Hergé a été clairement influencé par McManus (La Famille Illico, ou Bringing up father en version originale) et Alain Saint-Ogan (Zig et Puce). Et son influence fut grande parmi les dessinateurs issus de son studio ou publiant dans le journal de Tintin. De même, Franquin fut très influencé par son maître Jijé, des mains duquel il reprit Spirou, et son influence fut grande, voire écrasante dans bien des cas, pour les dessinateurs humoristiques publiant dans le journal de Spirou.
Rien de tel pour Uderzo : ses influences sont moins connues et il n'eut pas de suiveur aussi flagrant que ceux de Hergé ou de Franquin. Son style fait encore figure d'anomalie magnifique, sans ascendance claire et sans descendance flagrante, dans le paysage de la bande dessinée francophone.
En ce qui concerne ses influences, Uderzo n'a jamais caché l'importance de Walt Disney (et notamment du Mickey de Floyd Gottfredson) sur sa vocation. Mais Walt Disney eut également une influence très forte sur la vocation de Hergé ou Franquin (ce dernier ayant initialement rêvé de travailler dans le dessin animé). Si l'on veut chercher une des origines de la spécificité du style d'Uderzo, il faut plutôt chercher du côté des dessinateurs réalistes de l'âge d'or des comic strips américains, Alex Raymond en tête, Leonard Starr ou Stan Drake, entre autres, ensuite. Il n'est pas anodin qu'Uderzo ait dessiné quelques pages de Captain Marvel Junior (en 1950) ainsi qu'une histoire complète, Clairette, sur scénario de Jean-Michel Charlier, dans Paris Flirt (!) en 1957-1958. Ce récit à l'eau de rose était inspiré, pour le scénario comme pour le dessin, des strips romantiques américains et de leur réalisme photographique. C'est à l'école de ces maîtres américains du noir et blanc qu'Uderzo forgea son style réaliste, avec une grande maîtrise des cadrages les plus variés, une grande sûreté et une grande précision du trait, un encrage fin et précis.
Cet héritage ne fut pas forcément visible tout de suite dans Astérix. ALbert Uderzo réserva pendant quelques années cette assurance technique et ce trait sec et précis à ses séries réalistes, Tanguy et Laverdure notamment (entre 1959 et 1966). Cependant lorsque, pris par le succès d'Astérix, Uderzo arrêta toutes ses autres collaborations au profit de sa série phare, ses différents styles fusionnèrent en un seul. Il intégra alors la force de son desin réaliste au sein d'Astérix. À partir de cette époque, le trait d'Astérix se fit plus fin, l'encrage plus subtil. On arrive alors assez vite à un encrage aux traits extrêment peu épais, notamment dans les décors. Ceci est peu habituel dans un dessin humoristique où la schématisation des traits va souvent de pair avec un trait un peu plus épais. Je viens ainsi de relire Astérix en Hispanie. Quelle finesse dans le traitement des paysages de montagne ! quelle subtilité dans la peinture des flots marins ! Cette intégration du style réaliste photographique issu des meilleurs auteurs américains et du dessin humoristique le plus caricatural donna des résultats fantastiques et inimaginables auparavant : comment concilier dans une même bande l'exagération difforme du personnage d'Obélix, avec ses bras et ses jambes atrophiés (ce personnage, vu ses proportions, ne peut pas croiser les jambes, à peine les bras !), avec la dignité de Jules César, rendue par un réalisme à peine caricaturé et un encrage d'une grande précision. Cette conciliation des extrêmes se fait pourtant sans difficulté apparente dans les albums d'Astérix, avec un sommet dans Astérix chez les Belges.
C'est ainsi, en fusionnant des styles d'origines extrêmement diverses, du schématisme humoristique de Floyd Gottfredson au réalisme photographique d'Alex Raymond, qu'Albert Uderzo parvint dans Astérix à un style si original et si riche, alliant la force humoristique du dessin le plus caricaritural à la sûreté de trait et à la finesse d'encrage des meilleurs dessinateurs réalistes.