Jean Giraud s'est toujours appuyé sur une abondante documentation photographique pour dessiner ses œuvres. De nombreux dessins, dont certains parmi les plus célèbres de cet auteur, sont des adaptations relativement fidèles de photographies. Parmi les cas les plus marquants, on peut citer le superbe panoramique de la page de garde de albums de Blueberry, adapté d'une photographie de son ami Jean-Claude Mézières (le dessinateur de Valérian), à cheval aux États-Unis, que celui-ci lui avait envoyée.
On peut penser également à la couverture de Chihuahua Pearl, imitée d'une publicité pour un dentifrice (!).
Cette utilisation intensive de la photographie appelle quelques remarques : D'une part, cela met en évidence que cette pratique n'est pas nouvelle chez les auteurs de bande dessinée et est bien antérieure au développement de la photographie numérique, qui simplifie encore le procédé.
D'autre part cette utilisation de photographie, bien loin de pouvoir être assimilée à une copie servile, ne diminue en rien la force de l'acte créateur du dessinateur. En effet, Jean Giraud savait excellemment transcender ses sources. Il était capable d'unifier par son style l'ensemble des dessins et ne laissait rien transparaître de la diversité de ses sources. Le cas le plus marquant est celui du visage de Blueberry. Il a dit lui-même qu'il s'était appuyé sur les photographies de très nombreux individus, souvent des acteurs de cinéma, pour dessiner Blueberry : Belmondo, bien sûr, mais aussi Charles Bronson, Clint Eastwood, etc. Il leur ajoutait le nez cassé et la tignasse rebelle de son personnage et le tour était joué !
Il avait d'ailleurs déclaré au journal Le Monde en 2010 : "Le cinéma est le réservoir d'images de Blueberry. J'ai toujours essayé, dès mon plus jeune âge, de faire du cinéma sur papier. (...) Concernant le personnage, je lui ai donné les traits de nombreux acteurs à la mode de films d'action : Belmondo bien sûr, mais aussi Bronson, Eastwood, Schwarzenegger… J'ai même utilisé Keith Richards (le guitariste des Rolling Stones) ou Vincent Cassel (qui a campé le rôle de Blueberry au cinéma). A chaque fois, je rajoutais un nez cassé, ainsi qu'une coupe de cheveux à la Mike Brant !" (Article "Les dessins de Moebius par lui-même", publié en octobre 2010).
L'autre élément qui m'impressionne est que, même si globalement son dessin ressemble globalement beaucoup à la photographie dont il s'est inspiré, il a cependant modifié l'image d'origine pour lui donner plus de mouvement, plus de vie. En quelques changements qui semblent souvent minimes, il parvient à transformer des photographies parfois presque banales en images extrêmement marquantes.
Prenons par exemple la page de garde des albums de Blueberry : la photographie est impressionnante, certes mais peut sembler un peu plate. Giraud lui donne un relief extraordinaire en enrichissant le paysage, en complexifiant l'organisation des rochers de l'arrière-plan et en peuplant le ciel de nuages. La composition de l'ensemble y gagne une puissance extraordinaire. Plus subtil encore, la position du cavalier est très légèrement modifiée, la tête est légèrement plus droite et le bras droit un tout petit peu plus plié que sur la photographie, les ombres sont plus marquées ; le dessin prend ainsi plus de relief et, surtout, le personnage semble avoir plus d'assurance, il gagne en sûreté de soi. De cavalier réel, il devient personnage héroïque...
Dans le dessin de Chihuahua Pearl ci-dessus, le sourire est modifié : la bouche est redevenue symétrique, le maquillage et les yeux sont un peu changés, les sourcils sont ajoutés ; toutes ses modifications concourrent à renforcer l'aspect dominateur et sûr de lui du personnage. Nous avons affaire à une croqueuse d'hommes...
Autre exemple, cette fois à partir d'une photographie illustrant un western (voir ci-dessous). Les deux images sont très proches mais la position du personnage est légèrement modifiée dans le dessin : les jambes, notamment, sont un peu plus fléchies. Cela donne à Blueberry un mouvement et un dynamisme significativement accrus.
Encore une fois, le dessin semble être encore plus plein de mouvement et de vie que la photographie...