Je viens de découvrir sur Internet la revue en ligne Comicalités. Étude de culture graphique. Accueillant des articles d'auteurs divers mais soumis à la relecture d'un comité scientifique, à l'imitation des revues à comité de lecture qui sont la norme dans le monde de la recherche académique, elle propose déjà de nombreux textes qui me semblent intéressants.
Je souhaite réagir aujourd'hui à un texte très intéressant du presque toujours pertinent Harry Morgan, Y a-t-il un canon des littératures dessinées ? L'auteur y déplore « l’échec de la formation d’un canon dans le cas des littératures dessinées » qu'il explique par des raisons variées : « stratégies argumentatives des premiers exégètes de la bande dessinée, stratégies éditoriales des éditeurs spécialisés » et surtout « étroit assujettissement des littératures dessinées à leur forme éditoriale [et] prégnance des images découvertes dans l’enfance ».
Je ne remets pas du tout en cause la pertinence de ces arguments mais je pense qu'il serait intéressant de distinguer différentes zones linguistiques dans la constitution d'un tel canon (la situation pour les bandes dessinées anglo-saxonne d'une part, francophone d'autre part, est assez différente) et je serai moins pessimiste qu'Harry Morgan, pour au moins deux raisons.
Premièrement il me semble qu'il se constitue actuellement un début de canon pour la bande dessinée américaine grâce à l'action militante et efficace de quelques éditeurs d'outre-Atlantique, Fantagraphics en tête. Les rééditions en intégrale par cet excellent éditeur des Peanuts, de Krazy Kat, de Popeye, de Pogo, de l’œuvre de Carl Barks ou de Floyd Gottfredson, la publication en parallèle de l'intégrale de Gasoline Alley chez Drawn & Quaterly ou de Terry and the pirates chez IDW Publishing, crée un corpus qui pourrait finir par s'imposer comme un canon tout à fait pertinent, à la fois grâce à la qualité des choix des éditeurs et par le simple fait que ces œuvres sont enfin disponibles dans leur intégralité et dans d'excellentes conditions éditoriales (reproduction soignée, maquette élégante, appareil critique solide).
Deuxièmement, une difficulté pour fixer un tel canon qu'omet de mentionner Harry Morgan est, à mon avis, le manque de recul temporel, particulièrement pour la bande dessinée francophone. En effet, même si celle-ci a produit quelques chefs-d’œuvre avant le milieu du XXe siècle, ceux-ci me semblent être relativement peu nombreux. À mon sens il faut attendre 1946, avec la renaissance du journal Spirou et la naissance du journal Tintin pour que les œuvres de qualité commencent à se multiplier. On peut donc abonder dans le sens d'Harry Morgan pour dire qu'il est difficile de constituer un canon de la bande dessinée francophone pendant la 2e moitié du XXe siècle. Mais n'est-ce pas également le cas pour d'autres arts ? Est-il plus possible de fixer un canon pour la littérature de la 2e moitié du XXe siècle ? ou pour la musique classique des années 1950 à nos jours ? Je ne parle même pas d'essayer de dresser un canon de l'ensemble de la musique de la 2e moitié du XXe siècle, incluant à la fois musique classique occidentale, jazz, pop rock et musiques non occidentales (l'option consistant à accepter dans un tel canon uniquement la musique classique occidentale et en reléguant dans des sous-catégories d'art populaire toutes les autres catégories me paraissant bien trop restrictive...). La fixation d'un canon est effectivement difficile, mais ce n'est probablement pas exclusivement le cas pour la bande dessinée...