vendredi 23 novembre 2018

Quand Wikipedia rejoint Kafka

Au cœur même du projet de Wikipedia, cette impressionnante encyclopédie en ligne, se pose la question de la fiabilité des contributions. Comment faire en sorte que n'importe qui ne raconte pas n'importe quoi ? Comment laisser tout le monde contribuer à cet ambitieux projet d'un genre nouveau, tout en assurant la fiabilité des informations compilées, sans laquelle un tel projet encyclopédique perdrait tout son sens ?

Je suis admiratif de la quantité d'informations très instructives rassemblées dans cette encyclopédie et je n'ai pas en tête de solution miracle pour trouver le juste équilibre entre libre contribution de chacun et fiabilité de l'ensemble. Pour Wikipedia, une des façons privilégiées de contrôler cela semble être de se référer à des sources fiables. Il faut "sourcer" (affreux néologisme) toutes les informations. Et, surtout, il faut privilégier les sources secondaires. Je cite les définitions et recommandations de Wikipedia (disponibles ici sur ce sujet : https://fr.wikipedia.org/wiki/Wikip%C3%A9dia:Sources_primaires,_secondaires_et_tertiaires) : "Les sources primaires sont des travaux originaux, ou des rapports d'événements, ou encore des déclarations personnelles. Ce matériau brut constitue une base pour des travaux d'analyse ou de recherche effectués et publiés par des spécialistes qualifiés. Les contributeurs de Wikipédia n'ont pas à se substituer à ces spécialistes. (...) Les sources secondaires sont des documents dans lesquels les auteurs ont réalisé une analyse, une synthèse, une explication ou une évaluation d'un sujet sur base des sources primaires à leur disposition. (... Les articles de Wikipédia se fondent habituellement sur des sources secondaires fiables et de qualité. Celles-ci fournissent les analyses, synthèses, interprétations ou explications indispensables à la rédaction. Il s'agit des livres ou des articles écrits par des spécialistes du sujet de l'article." Les sources primaires ou les articles écrits par des non-professionnels sont donc implicitement considérés comme non pertinents pour rédiger les articles Wikipedia.

Ces recommandations sont justifiées par une recherche de fiabilité mais soulèvent des questions et quelques difficultés. Première remarque : en s'appuyant ainsi sur des sources secondaires et en bannissant toute analyse des contributeurs, Wikipedia s'éloigne de l'idéal de l'encyclopédie comme synthèse réfléchie d'un savoir à un certain moment (idéal qui a donné lieu à de belles réalisations, depuis l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert jusqu’aux grandes encyclopédies du siècle dernier (telles que l'Encyclopédie Larousse ou l'Encyclopedia Britannica)). Wikipedia vise en fait à n'être qu'un agrégateur de contenus, et à exclure le plus possible toute analyse d'un contributeur, suspectée a priori d'être source potentielle d'erreurs.

Mais cette crainte des erreurs des contributeurs peut en fait être contre-productive et non seulement générer d'autres erreurs, mais, surtout, empêcher la correction de celles-ci. Et c'est là que la situation de vient véritablement kafkaïenne...

En voici un exemple : il est écrit sur la page Wikipedia consacrée à Fabrice Neaud que "Le Journal raconte l'histoire du coming out du narrateur". Or ce n'est pas le cas, pas du tout. Le narrateur est bien homosexuel, mais dans le Journal, dès les premières pages, son homosexualité est considérée comme acquise et connue de tous les protagonistes. À aucun moment, il n'y a le récit de son coming out (ni dans le temps du récit, ni même au titre de souvenirs). Un coming out a peut-être eu lieu mais c'était avant les événements racontés dans le Journal. Il s'agit donc d'une erreur factuelle. Mais, et les ennuis commencent, cette erreur provient d'un "source secondaire", qui plus est écrite par un "professionnel" ; on peut lire en effet dans un article de L'Obs, oublié en 2002 quand Fabrice Neaud a reçu le prix du scénariste au festival de Saint Malo : "Il en est au quatrième tome de son "Journal", un "coming out" commencé il y a dix ans". Un journaliste professionnel (car un professionnel est forcément plus fiable qu'un amateur), ou un attaché de presse, a fait un raccourci très rapide (l'auteur est homosexuel et il parle de son homosexualité dans son œuvre, donc il s'agit forcément d'un "coming out") et cette erreur est maintenant sacralisée car elle provient d'une source secondaire professionnelle. (On peut en outre relever le glissement dans l'utilisation de la citation : l'article considère que le Journal est un coming out ; l'article de Wikipedia utilise cette source pour écrire que "le Journal raconte l'histoire du coming out du narrateur", ce qui ne veut pas dire la même chose)...

Il y a donc une erreur factuelle et il n'est pas possible de la corriger (et ce n'est pas faute d'avoir essayé) dans la mesure où cette affirmation s'appuie sur une source secondaire dûment référencée. Que vaut une simple observation d'un amateur face à une information provenant d'une source secondaire écrite par un professionnel ? Cette façon de verrouiller les corrections soulèvent à mon sens deux problèmes de fond.

Premier problème : quelles sont les sources prioritaires ? Nous parlons ici des thèmes abordés dans une œuvre. Il peut sembler évident que la source prioritaire est l’œuvre elle-même. Il est facile de vérifier que le Journal ne raconte pas le coming out du narrateur ; il suffit pour cela de lire le Journal lui-même. Quoi de plus simple ? Oui, mais voilà, le Journal est une "source primaire", que le contributeur de Wikipedia n'est pas habilité à analyser lui-même. Il faut donc se référer aux quelques lignes écrites un peu rapidement (mais sans doute avec bonne volonté) par un journaliste ou, plus probablement, l'attaché de presse du festival. Nous arrivons donc à une situation paradoxale dans laquelle, lorsqu'il s'agit de parler d'une œuvre, il vaut mieux s'appuyer sur une source secondaire, prémâchée et rapide à utiliser (mais parfois fautive, comme c'est le cas ici), qu'à la source primaire, l’œuvre elle-même.

Deuxième problème, propre à la bande dessinée : Il est patent que la bande dessinée souffre d'un manque de reconnaissance par les milieux culturels et journalistiques, ce qui limite très fortement l'existence de sources secondaires fiables et pertinentes. Très peu de journalistes professionnels de la presse écrite sont capables d'écrire des articles pertinents et originaux (c'est-à-dire non repris d'un article antérieur ou d'un dossier de presse) sur la bande dessinée. Seuls quelques journalistes spécialisés, écrivant pour des revues tout aussi spécialisées semblent capables d'apporter un éclairage pertinent sur ce médium : En France, Thierry Groensteen, Benoît Peeters, Thierry Smolderen, par exemple ; aux États-Unis, la rédaction du Comics Journal et quelques autres passionnés. Les points de vue les plus instructifs viennent le plus souvent soit d'entretiens avec les auteurs eux-mêmes, soit de documents écrits par des amateurs, des rédacteurs de revues très spécialisées, de sites ou de blogs (et ce, depuis la création du Club des bandes dessinées, en 1962 par quelques fameux amateurs de bande dessinée comme Alain Resnais, Chris Marker, Jean-Claude Forest, etc.) ; on peut citer parmi bien d'autres le site du9 ou les revues d'Évariste Blanchet. Si l'on se contente de sources secondaires, provenant de journalistes professionnels, on risque de se focaliser sur les tropismes clés de ces professionnels, à savoir les plus gros tirages, les séries adaptées au cinéma et les reprises de personnages des années 1950 et 1960. Mais la bande dessinée d'aujourd'hui ne se résume pas, heureusement, à Largo Winch, à la reprise de Blake et Mortimer et aux films de super-héros Marvel...

Autre exemple de biais provoqué par ces méthodes : Numa Sadoul, le journaliste auteur de quelques-uns des entretiens les plus célèbres avec des auteurs de bande dessinée (il est d'ailleurs quasiment l'initiateur de l'exercice avec ses fameux entretiens avec Hergé dans les années 1970 ; il a ensuite publié des livres d'entretiens avec notamment Moebius, Franquin, Uderzo et bien d'autres). En plus d'interviewer des auteurs, il est également (et même majoritairement en termes de temps passé), homme de théâtre. Malheureusement pour lui, ce travail de théâtre, intéressant à connaître pour qui s'intéresse à lui, est très peu documenté dans des "sources secondaires" ; tout ce pan de la carrière de Numa Sadoul a donc été supprimé de la page Wikipedia qui lui est consacrée...

Si Wikipedia veut pouvoir mettre en ligne des articles à jour et pertinents sur la bande dessinée d'aujourd'hui, il est nécessaire d'accepter les analyses reposant sur les œuvres elles-mêmes et (lorsqu'elles sont argumentées et constructives, bien entendu) les contributions d'amateurs. Se contenter d'agréger des extraits d'articles professionnels risque de déboucher sur des articles manquant clairement de fond, et cumulant parfois erreurs et poncifs... Et tout cela, par crainte de potentielles erreurs des contributeurs...