Après plus d'un demi-siècle, le Nouveau Roman ne me semble toujours pas être perçu à sa juste valeur par le public et la critique francophones. J'ai l'impression qu'il est encore très souvent considéré comme un mouvement intellectualisant, rassemblant des romans formalistes un peu stériles et embêtants à lire. Certes, Marguerite Duras a été acceptée grâce au succès de L'Amant et Claude Simon a été légitimé par son prix Nobel. Mais Alain Robbe-Grillet ? Nathalie Sarraute ? Michel Butor ? Sont-ils réellement considérés comme ils le devraient, c'est-à-dire comme des romanciers parmi les plus grands classiques de la littérature francophone de la 2ème moitié du siècle dernier ? J'en doute un peu. Cela m'a particulièrement frappé en 2008, à la lecture des articles publiés après la mort d'Alain Robbe-Grillet : si tous les auteurs des dits articles rappelaient le mauvais caractère du défunt, très peu évoquaient sa place de première importance dans le panthéon des lettres françaises ; certains ne semblaient même pas avoir lu ses romans.
Pourquoi donc ce manque de reconnaissance en France (alors que l'accueil dans les pays anglo-saxons leur est depuis longtemps nettement favorable) ?
Leur éloignement de tout engagement politique, à l'heure des Temps Modernes triomphant, n'a sans doute pas joué en leur faveur.
Quelques textes critiques trop pontifiants les ont probablement également desservis. En effet, pour dégouter un lecteur néophyte de toute envie de découvrir le Nouveau Roman, rien de mieux que de lui faire lire les textes critiques de Jean Ricardou, par exemple. Celui-ci a pu apporter une contribution utile au mouvement, à l'époque, en formalisant certains aspects de leurs romans, en définissant certains outils théoriques nouveaux. Mais quel esprit réducteur ! Il ne voit que règle et contraintes là où règnent en maîtres le jeu et la liberté, le plaisir de la découverte et de la transgression. Il cherche à plaquer des définitions, à définir des limites et à chercher des points communs alors que la diversité entre les nouveaux romanciers était considérable...
Un premier moyen pour aborder le Nouveau Roman sans appréhension peut être de prendre conscience que tous ces auteurs s'inscrivent dans une la continuité de la grande histoire littéraire ; il ne s'agit en aucune façon de jeunes rebelles voulant faire table rase du passé. Comme Alain Robbe-Grillet l'écrit à plusieurs reprises, Nathalie Sarraute s'inscrit par exemple dans la lignée de Marcel Proust (étude, voire dissection clinique, de ce qu'il y a 'derrière' les discours, des 'non dits', parfois plus importants que ce qui est effectivement 'dit') ; Claude Simon dans la ligné de William Faulkner (flot de langage faisant fi des règles habituelles, notamment de la ponctuation ; personnages proches, au moins dans certaines situations, d'une certaine 'bestialité', aux fonctions naturelles exacerbées) ; Michel Butor dans la ligné de James Joyce (volonté de faire contenir un monde dans un livre ; pour James Joyce, il s'agit de 24 heures à Dublin dans Ulysse, pour Michel Butor, il s'agit d'une ville dans L'Emploi du temps, d'une vie amoureuse dans La Modification, d'une montagne de savoir dans Degrés). Enfin Alain Robbe-Grillet s'inscrit dans les pas de Franz Kafka (l'individu face à une réalité absurde, dénuée de réalité objective).
Après plus d'un demi-siècle, il me semble donc capital de (re)découvrir le Nouveau Roman (pour ceux qui ne l'ont pas encore fait), en le replaçant notamment dans sa continuité historique, loin de certains clichés décourageants...