C’est un article dithyrambique de Milan Kundera (dans Le Monde des livres, je crois) qui a attiré mon attention sur Sorcière !? de Venko Andonovski. Milan Kundera m’a déjà fait découvrir quelques romanciers majeurs du XXème siècle, tels Carlos Fuentes ou Hermann Broch. C’est donc avec une grande curiosité que j’ai commencé à lire ce roman traduit du macédonien, q (je dois avouer que je n’avais très probablement jamais lu de livre traduit du macédonien jusqu’à maintenant), défini sur sa couverture comme « un cahier d’écrivain ».
Milan Kundera, dans sa préface, définit Sorcière !? comme un « roman du troisième temps ». Il considère en effet que le premier temps de l’histoire du roman est la « période qui va de Rabelais jusqu’au commencement du dix-neuvième siècle », que le deuxième temps est celui du « grand roman réaliste » et que le troisième temps « arrive vers le commencement du vingtième siècle », notamment avec Franz Kafka et Hermann Broch (et probablement, suis-je tenté d’ajoute, avec Marcel Proust, Musil et James Joyce). Les romanciers de ce troisième temps refusent « d’obéir à la forme traditionnelle du roman comme à une nécessité ». Il ne s’agit plus seulement de « décrire un milieu et la vie d’un personnage », mais de « saisir l’insaisissable ». Pour cela, ces romanciers font exploser les formes traditionnelles et varient à l’envi les procédés narratifs employés, mélangeant allègrement récit et essai, prose et poésie, etc.
Vendo Andonovski part d’un drame qui a ensanglanté l’Europe entre le Xe et le XVIIIe siècles : le meurtre de près d’un demi-million de femmes considérées comme des sorcières. En 1633, en pleine Renaissance, alors que les Lumières ne sont pas loin (au moins à Paris et dans quelques capitales), ce massacre bat son plein. Le Padre Benjamin, théologien reconnu, ami du pape, de Galilée et de Descartes, est envoyé dans sa Croatie natale et se retrouve confronté à de tels crimes.
Dans cette Europe balkanique, loin des centres de décision européens, tiraillée entre Occident et Orient, où des hérétiques bogomiles peuvent se cacher derrière les masques plus officiels du catholicisme et de l’orthodoxie, le padre Benjamin va retrouver des aspects marquants de son passé (avant qu’il ne devienne un prêtre brillant à Rome) et va devoir remettre en question ses certitudes : les frontières entre le bien et le mal, entre Dieu et Satan, entre la chair et l’esprit, ne sont pas toujours aussi claires que ce qu’il pensait jusqu’alors. En confrontant ses certitudes théologiques à des cauchemars issus de son passé, à la réalité du mal, à la sensualité d’une jeune femme poursuivie par l’Inquisition et aux interrogations métaphysiques d’un vieil homme étrange, il sera obligé de se remettre radicalement en cause…
L’auteur entretient ce flou en multipliant les procédés et les points de vue narratifs. Le récit du padre Benjamin est relaté sous différents angles et avec différents styles, du procès-verbal de l’Inquisition à la poésie métaphysique. À ce premier récit s’en mêle d’autres, contemporains cette fois : un soi-disant auteur intervient dans la narration et dialogue avec un/le lecteur. Deux jeunes femmes détaillent de mystérieuses rencontres amoureuses. Tous ces fils narratifs s’entremêlent et le frontières se brouillent bien vite : qui écrit ? qui lit ? qui commente ? Au sein même de chaque fil narratif, où se termine la « réalité » et où commence le « récit » ?
Avec ce « cahier d’écrivain » aux multiples ressorts narratifs, Venko Andonovski aborde de manière originale et très vivante, voire dérangeante, le drame des sorcières et, plus généralement, bien des aspects de notre civilisation européenne, tiraillée depuis des siècles entre soif de justice et procès inquisitoriaux, entre attrait des lumières et irrationnel. Ce « roman » original et stimulant est une bien belle découverte.