Phénix - L'Oiseau de feu, œuvre phare d'Osamu Tezuka (surnommé le "dieu des mangas" pour l'importance qu'il eut dans le domaine de la bande dessinée japonaise) avait été publié intégralement en français une première fois en 11 volumes aux éditions Tonkam entre 2000 et 2002. Malgré quelques retirages et rééditions chez cet éditeur, tous les volumes en étaient épuisés depuis longtemps. C'est donc une excellente chose que les éditions Delcourt (qui ont repris les éditions Tonkam il y a quelques années) les rééditent (en cinq volumes seulement cette fois-ci, dont trois sont déjà publiés depuis 2022) dans l'édition "prestige" qu'ils appliquent aux grands classiques du maître japonais.
Phénix est souvent qualifié de chef-d’œuvre de Tezuka, ce qui est un peu intimidant : en effet, comment peut-on ainsi distinguer un "chef-d’œuvre" dans un corpus si riche et si varié ? Si on me demande quel est le meilleur livre ou la meilleure série de cet auteur, j'aurais personnellement bien du mal à choisir. L'Arbre au soleil, Bouddha, Black Jack, L'Histoire des 3 Adolf me viendraient notamment à l'esprit. Et Phénix bien sûr. Ce qui distingue particulièrement cette série des autres œuvres majeures de Tezuka est son ambition, démesurée en un sens.
En effet, avec Pnéix, série composée d'histoires relativement indépendantes que Tezuka a dessinées tout au long de plusieurs décennies, en parallèle du reste de son œuvre, l'auteur s'est fixé un objectif qui pourrait sembler excessif : décrire le sens de la vie et de la mort, en racontant des histoires sur un temps incroyablement long, allant bien au-delà de l'existence de l'espèce humaine. Cela peut sembler toucher au ridicule ; décrire en bande dessinée un système métaphysique, fondé sur la permanence d'un principe vital dépassant l'existence particulière des individus, et montrer comment cela sous-tend la vie et la mort de chaque personne, est-ce bien raisonnable ? Or il se trouve que cela passe. Le lecteur n'est bien entendu nullement tenu d'adhérer au système philosophique proposé par Tezuka (et je gage que peu, voire aucun, ne le feront) mais cela ne l'empêche nullement de s'attacher aux récits et de partager les angoisses et les joies des nombreux personnages.
Pour illustrer cette trame philosophique, Tezuka adopte des angles extrêmement différents : récits historiques (tirés de différentes époques de l'histoire du Japon, de la Préhistoire à nos jours) ou de science-fiction, épisodes très courts ou au long cours, histoires chorales ou centrées sur un nombre très réduit de personnages... Le fil conducteur reliant ces différents chapitres entre eux est double : de façon implicite, il s'agit pour Tezuka de transcrire en récit sa vision de l'existence humaine ; de façon explicite, dans chaque récit apparaît le Phénix, oiseau surnaturel, dont le sang donne l'immortalité à celui qui le boit. On retrouve en outre quelques personnages, ou familles de personnages, d'une génération à l'autre, dans certains épisodes.
Autour de ce fil conducteur, relativement tenu d'une certaine manière, Tezuka nous propose des récits d'une grande diversité et d'une grande richesse, dans lequel nous retrouvons l'humanité et les grands thèmes chers à l'auteur : amour et mort, devoir et trahison, volonté de se surpasser, limites floues entre la conscience humaine et celle des robots (thème plus que jamais d'actualité à l'heure où le développement de l'intelligence artificielle ne cesse de faire la une), etc. Il traite tout cela avec sa maestria habituelle : les péripéties s'enchaînent, les personnages sont attachants, quelles que soient leurs faiblesses, jamais la routine ne s'installe.
Et le travail sur la forme est éblouissant : mises en page extrêmement inventives, compositions des planches sans cesse renouvelées, le lecteur assiste à un feu d'artifice permanent d'invention graphique. Généralement imaginatif dans le domaine de la narration, Tezuka se surpasse dans cette série, cherchant à rester constamment à la pointe de l'innovation, notamment quand de nouveaux auteurs introduisent dans les années 1960 et 1970 une nouvelle forme de manga, plus mature, le "gekiga". Tezuka n'a de cesse de montrer qu'il est capable de s'adapter à tout et de ne jamais se laisser distancer par d'autres auteurs, aussi jeunes et talentueux soient-ils.
Il faut également dire un mot de cette édition Prestige. Le format des planches, tout d'abord, est légèrement plus grand que celui des anciennes rééditions, et un grand soin a été apporté à la qualité de l'impression. Enfin, des cahiers critiques accompagnent chaque volume de cette réédition, ce qui est trop rare dans le monde francophone du manga. Ils contiennent des entretiens avec Tezuka, une analyse de ses œuvres en général et de Phénix en particulier, ce qui permet de resituer cette série au sein de l'ensemble des livres de l'auteur, des analyses de planches (publiées dans le volume ou inédites en album) ainsi que les couvertures des publications originelles en japonais. Cela permet de mieux comprendre les objectifs et le processus créatif de Tezuka.
Pour toutes ces raisons, et bien d'autres encore, Phénix est bien un chef-d'oeuvre de l'histoire de la bande dessinée mondiale que cette réédition soignée permet de (re)découvrir dans d'excellentes conditions
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