J'ai lu dans l'entretien entre Évariste Blanchet et Jimmy Beaulieu, dans le quatrième numéro de la toujours instructive revue Bananas, que la Comédie sentimentale pornographique, de Jimmy Beaulieu, publiée dans la collection Shampoing des éditions Delcourt, aurait dû s'intituler À la faveur de la nuit (j'ai appris par la suite qu'en fait ce titre était celui de l'ensemble du projet regroupant Comédie sentimentale pornographique et l'album effectivement intitulé À la faveur de la nuit, publié aux Impressions Nouvelles ; il n'est pas neutre d'ailleurs que, lorsque la collection Shampoing et les Impressions Nouvelles publient deux livres très proches, l'un soit intitulé Comédie sentimentale pornographique, l'autre À la faveur de la nuit). Lewis Trondheim, directeur de la collection Shampoing, a trouvé cela trop ambitieux et a proposé ce qui est devenu le titre définitif. Cela ne m'étonne pas du tout de Lewis Trondheim : il a toujours eu peur de se prendre au sérieux, il a toujours préféré se placer au second degré. Cela a parfois débouché sur de bons livres, Approximativement notamment ; malheureusement cette tendance conduit surtout depuis une dizaine d'années à pléthore de récits nombrilistes par de très nombreux épigones, sans ambition et sans guère d'intérêt. À force de ne pas vouloir prendre la tête, les récits perdent toute ambition ; le second degré systématique empêche l'apparition du moindre discours un peu constructif, quelle que soit la gravité des sujets abordés.
Je ne lis pas du tout dans le même état d'esprit un livre qui s'appelle À la faveur de la nuit et un album intitulé Comédie sentimentale et pornographique. Dans le premier, je trouverai probablement davantage de poésie ; à la faveur de la nuit, il peut se passer bien des choses, délires oniriques, rêveries amoureuses, actes de tendresse et d'amour, ouvertures vers des mondes étranges, réels ou fantasmés. Dans une Comédie sentimentale pornographique, je m'attends à trouver une pochade sans prétention, avec quelques épanchements sentimentaux et plusieurs scènes un peu crues... Ma lecture du meme album, selon qu'il portera le premier ou le second de ces deux titres, sera en tout cas certainement différente. Le livre de Jimmy Beaulieu n'est peut-être pas toujours à la hauteur d'un titre comme À la faveur de la nuit, mais il a beaucoup plus à offrir que ne peut le laisser penser son titre définitif. En abaissant l'ambition du titre, c'est l'ambition de tout l'album que l'on a diminué ; et c'est fort dommage.
La bande dessinée souffre actuellement beaucoup de ce second degré systématique. Comment peut-elle être prise au sérieux, par les lecteurs, par les médias, si les auteurs eux-mêmes répètent à l'envi qu'ils ne sont que d'aimables amuseurs, qu'il ne faut surtout pas les prendre au sérieux et qu'il serait ridicule de se prendre la tête en lisant leurs dessins ?
Le contraste avec le monde du cinema est saisissant et instructif. Là, nous sommes dans le sérieux, le cinéma est un art, il a acquis le droit de s'emparer des problèmes du monde avec tout le sérieux possible. Le moindre cinéaste trentenaire qui sort un premier film sur ses émois de jeunesse se prend pour le nouveau Bergman. Woody Allen est encensé comme un grand Artiste alors que la plupart de ses films sont d'amusantes pochades, parfois très distrayantes, certes.
De nombreux auteurs de bande dessinée, de Jean-Claude Forest à Chris Ware, de Fabrice Neaud à Jaime Hernandez, d'Edmond Baudoin à Lucas Méthé, publient des oeuvres nous offrant un regard sur le monde aussi riche que les plus grands cinéastes contemporains. Leur œuvre mérite mieux que d'être considérée comme un divertissement sans prétention.
Quant à vous, Messieurs les auteurs, n'hésitez pas à avoir de l'ambition ; et si vous en avez, n'ayez pas peur de l'afficher clairement ! Relisez donc le texte manifeste publié par Lucas Méthé dans le troisième numéro de l'Éprouvette, "Noyer la "BD indé molle" qui est en soi", qui fixe une ligne artistique fondée sur l'exigence et l'ambition...
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