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Dans La Guerre d'Alan, Emmanuel Guibert avait mis en image les souvenirs de guerre d'Alan Cope, Américain venu se battre en France pendant la Seconde Guerre Mondiale. Au fil de leurs conversations, les deux hommes avaient sympathisé. C'est maintenant l'enfance de cet Alan Cope, décédé depuis, qu'Emmanuel Guibert a transcrit en bande dessinée. Ces souvenirs ne sortent pas réellement de l'ordinaire. Ils ne sont pas inintéressants (la Californie des années 1930 est suffisamment loin de nous pour que ces anecdotes nous semblent très dépaysantes), ne sont pas dépourvus de petites joies et de grands drames (quelle vie n'en est pas remplie ?), ne contiennent pas de péripétie haletantes, ne mettent pas en scène de personnage hors du commun. Nous avons affaire, avec l'enfance d'Alan, a une succession de souvenirs ordinaires, à une succession de tranches de vie sans caractère exceptionnel (à part le drame fermant l'album, sans doute).
La réussite de cet album, elle, n'en est que plus extraordinaire. Il est fantastique de voir comment, à partir d'un matériau si commun, Alan Cope et Emmanuel Guibert sont parvenus à créer une œuvre si riche, sublimant véritablement un quotidien ordinaire en une bande dessinée extraordinaire d'humanisme et de beauté.
Chaque souvenir est raconté de façon très simple, sans pathos et avec juste ce qu'il faut de nostalgie. Le regard porté sur les personnes qui ont croisé la route d'Alan enfant, parents et grands-parents, oncles et cousins, voisins et amis, est toujours bienveillant.
Le plus marquant est l'art avec lequel Emmanuel Guibert agence tout ceci. Deux éléments m'ont particulièrement frappé :
- Tout d'abord, la beauté des dessins. Emmanuel Guibert a toujours fait preuve d'une virtuosité discrète. Il ne la met pas en avant, mais elle lui permet de tout dessiner avec un classicisme irréprochable. Ses techniques d'encrage, si particulières, ajoutent à son dessin un cachet un peu daté, tout à fait en phase avec le récit.
- L'autre aspect si marquant est l'équilibre extrêmement subtil qu'Emmanuel Guibert parvient à trouver entre les textes et les dessins d'une part, entre textes et dessins et virginité de la planche d'autre part. Il alterne voix off et phylactères, textes longs et considérations laconiques, décors détaillés et personnages qui se détachent sur un fond vierge, dessins à peine légendés et mots isolés dans des cases sans dessin. Nous sommes ici au cœur de ce qu'est la bande dessinée (entre autres), à savoir un subtil mélange de texte et d'image. Emmanuel Guibert ne se contente pas d'une vision rebattue de ce mélange ; bien au contraire il cherche à tout instant à trouver le bon équilibre entre texte et dessin, entre noir et blanc, entre lavis et couleurs. Cette recherche incessante est ici invariablement au service du récit, le but étant de mettre le mieux possible en valeur ces tranches de vies, d'en tirer la substantifique moelle, de tirer de ces anecdotes banales des leçons de vie universelles.
L'Enfance d'Alan est donc une exceptionnelle réussite, un exemple marquant de transfiguration d'éléments communs d'un quotidien banal en œuvre extraordinaire.
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